Oui, j'avoue, j'ai eu honte... J'aurais pu intervenir, mais j'ai laissé faire. Je me suis même délecté de la scène. Je le confesse, cher lectorat, j'ai pouffé intérieurement alors que j'aurais pu intervenir dans ce moment de torture envers une jeune et faible personne de moins de 36 mois.

Hors donc débute ainsi le procès-verbal, sans même son préambule « Il était une fois » parce que c'est tous les jours de la semaine que je pars bosser. Ainsi, comme tous les matins, je prends mon métro et me carre debout dans un angle contre une porte.

Station Esquirol, je suis bousculé de dos par un gars qui semble assez baraqué, s'asseyant sur la banquette. Je dis rien, je m'excuse, et je vois sur son visage (problème à la fois de malformation et de coordination motrice des muscles faciaux) que le jeune homme en question est probablement trisomique, impression confirmée par son expression orale.

Station St Cyprien s'installent sur la banquette en face de lui une mère de famille dont la couleur respire bon le soleil généreux et sa gamine, deux ans, mignonne comme tout, aux yeux pétillants de vie et dont la vitalité attire tous les regards. Le jeune homme en face sort de son blouson un petit emballage, y prends un bonbon et le mets à sa bouche. Évidemment, la gamine voyant ça, s'écrit « Bonbon ! Heu veux bonbon ! » à sa maman qui hausse les épaules. Le garçon s'adresse à la mama, mais celle-ci ne semble pas comprendre le Français qu'il a du mal à articuler. Bonne patte, il pioche un bonbon dans l'emballage et le tend à la gamine, qui se précipite dessus, le posant dans sa bouche derrière la muraille de ses dents. Le pouce du généreux donateur glisse, et je déchiffre sur l'emballage la marque :
Fisherman's Friend.
Moi, l'ex-scout aurait pu intervenir pour dissiper tout malentendu entre ces deux personnes qui peinent à faire leur place dans notre société si peu accueillante, me faisait le chevalier blanc qui protège le simple d'esprit, la mère de famille et la fille sans défense... Hé bé, non. J'ai pas bronché.

Ça n'a pas loupé : une minute plus tard, le petit bout de chou métisse aux lèvres si généreuses faisait une drôle de moue, son visage virait au jaune, les yeux larmoyants comme après une charge de CRS, et n'osant recracher le bonbon empoisonné de peur d'enfreindre deux interdits sacrés : il est interdit de salir et il est malpoli de rejeter un cadeau.

Devant l'air crispé de la pauvre gamine, j'ai esquissé un sourire gêné, et vu la mine d'autres voyageurs, je n'étais pas le seul spectateur d'une fable digne d'un La Fontaine moderne. « Hé hon, hein ? », la remarque bienveillante de celui qui voulait lui faire plaisir sans penser à mal fait tirer quelques petits rires nerveux de l'assistance qui n'a pas perdu une miette de la scène. Stoïque, larme à l'œil, la gamine se mord la lèvre supérieure dans une mimique digne d'un Jim Carrey qui vient de se prendre un coup de poisson au visage.

Oui, j'ai été lâche, oui, j'ai été ignoble par mon indifférence, mais pardonne-moi, mon Dieu, c'est pour finir la fable comme il faut avec une Morale :

Petit enfant, il ne faut jamais accepter de bonbons de la part d'un monsieur inconnu.