Chronique lue en direct dans l'Hallucinarium FMR du 10/12/2014.
Avec Pouhiou, Marie et Eugène Lawn. Réalisation : Philippe Pitet.

Bonjour à toi, enfant du futur immédiat, toi qui nous écoutera dans quelques secondes.

Je ne sais combien de fois j'ai entendu des hommes politiques dire du minitel qu'il est l'ancêtre d'internet. Rien n'est plus faux : le minitel était archi-centralisé, la facturation à la minute, et pour ouvrir un service, il fallait un numéro de commission paritaire, donc être adossée à un quotidien ou une revue paraissant en kiosque. Ce qui permettait à la presse d'alors d'avoir de confortables revenus avec des surprises : Le service d'emploi temporaire 36 15 Ecco utilisait le numéro de commission paritaire de la revue catholique intégriste Droite Extrême Droite, qui éditait aussi des services de messagerie ouvertement pornographiques…
Aujourd'hui, en notre époque moderne d'internet, tu n'as besoin d'aucune formalité pour ouvrir un site web, et comme par hasard, la presse française crie famine. Ils ont bien tenté plusieurs fois d'obliger l'attribution d'un nom de domaine en .fr à un numéro de commission paritaire, heureusement, ils se sont fait rembarrer à chaque fois.

Or la vente de papier diminue, très fortement. Et internet est censé être le futur de la presse, sur un modèle freemium : une partie gratuite, une partie derrière un paywall. Et tout le problème réside dans cette double valorisation du travail journalistique.

L'abonnement à un quotidien ou un hebdo, même en version numérique, est hors de prix, surtout quand on compare aux pure players. Et si vous vous abonnez à un ou deux titres, vous resterez dans le confort d'icelui, sans chercher un autre éclairage ; le réflexe soit-disant humain de repli sur soi où l'on va chercher l'info qui conforte ses opinions, pas celle qui les choque, aussi dite la Fox News-z-ite.

L'achat d'un journal complet, genre le quotidien du jour, ne décolle pas. Le principal problème étant qu'en dessous de 5€, on est dans des sommes qualifiées de micropaiement où les intermédiaires margent à plus de 30%.

L'achat à l'article ne décolle pas d'autant. Et finalement, il valorisera plus un journaliste qu'un organe de presse. L'application Blendle propose un guichet unique pour acheter l'article qu'on veut lire dans un journal, mais une appli allemande unique fait peur à nos journaux franco-français... et ne marche que sur iOS ou Android, point de salut sur PC.

Alors les journaux français continue de blinder de pubs les articles gratuits.
Si vous consultez des articles sur des sites de quotidiens ou d'hebdos français, vous êtes saturés de pub avant de lire l'article. Et deux pubs vidéos en preroll, une bannière surgissante qui se secoue, une pop-in qui recouvre la page, une bannière qui descend sur le texte, une vidéo qui se lance en plein milieu de votre lecture, des carrousels animés sur le côté ou en plein milieu d'un chapitre, des mots de l'article qu'il ne faut surtout pas survoler à la souris sous peine d'être renvoyé sur un autre site, des pubs qui interceptent ma navigation et me renvoient directement sur Google Play ou Apple Store, Le Point qui insiste pour que je m'inscrive à sa newsletter, Le Monde qui me propose un mode zen fort mal foutu, L'Express qui me demande ma position géographique sans aucune raison…

Et comme ces pubs arrivent en cours de lecture d'article, il créent ce que l'on appelle un reflow : un phénomène désagréable où la mise en page bouge qui est strictement à éviter sur un site web. L'œil du lecteur est donc perdu, la ligne qu'il lisait partant brusquement à droite, puis tout en haut et enfin bien plus bas que la partie visible.
Et si d'emblée tu attends d'avoir une page qui ne bouge plus, au bout de 3 à 5 minutes, la page se rafraîchit complètement sans aucune raison, sinon celle de changer les bannières de pub, ce qui achève totalement ta volonté de lire un article de fond.

Je n'oublie pas que tous ces sites me font chier à me demander de télécharger leur application mobile qui ne me permettra pas de zoomer, de souligner le texte ou de récupérer l'adresse URL de l'article. Et enfin, j'ai gardé le pire fail pour la fin : le site Rue89 qui est inconsultable sur certains mobiles, faisant des redirections en boucle. Parce que faire un vrai site en Responsive Web Design, c'était plus compliqué que trois sites mal foutus.

Comme la pub rend impossible de lire tranquillement les vitrines de la partie payante que sont les articles gratuits, les gens se tournent vers des extensions gommeuses de pubs comme Adblock, utilisées par environ 15% des lecteurs de sites d'infos, ou des applis telle que Pocket qui nettoient les articles et n'en gardent que le contenu.
Et devant le manque à gagner de ces lecteurs publiphobes, la presse rajoute encore plus de pubs. Une stratégie qui est certes compatible avec les subventions étatiques et la taxe imposée à Google News, mais en totalement contradictoire avec toute logique !
Donc encore plus le pubs même si le marché publicitaire est en net repli depuis 6 ans, et puis attaquer en justice l'éditeur d'Adblock Plus, parce que…

Mais avant d'aller plus loin, je dois aller à confesse sur un de mes précédents emplois.

Oui ! Entres autres crimes contre l'Humanité, j'ai aidé à la popularisation des logos et sonneries fantaisies de portable. En 2000, nous fumes deux dans une boîte à mettre ce service au point, et ledit service fit plusieurs centaines de millions d'euros de chiffre d'affaire trois ans plus tard.
Oui ! Je plaide coupable mais je n'en suis pas devenu riche pour autant : Radio <FMR> ne m'appartient toujours pas.
Attirés par l'odeur du fromage, nous eûmes des concurrents, et nous avons fait comme eux : des centaines de spots de pubs à la télévision diffusés partout en Europe, en Afrique, en Asie et aux Amériques. Des spots de pubs qui détaillaient chaque sonnerie téléchargeable, pendant parfois 1mn30.

Là, vous me maudirez mille fois de plus quand je vous aurez remis dans la tête des mélodies comme ♪ 8 12 12 ou Crazy Frog. Et bien rappelez-vous qu'à l'époque, toute chaîne musicale comportait son quart d'heure horaire de ces pubs. Or l'intérêt d'une radio ou d'une télévision commerciale est de garder son public captif par ses programmes entre chaque page publicitaire, lesquelles ne sont pas censées être des repoussoirs.
MTV Networks Europe avait à l'époque une dizaine de chaînes musicales qui diffusaient vraiment des clips (MTV, MTV base, et la regrettée MTV2). Et bien, en 2005, le groupe MTV Networks Europe prit une décision sidérante : ils ont décrété un moratoire de 4 mois en bannissant toute pub pour des sms. Ils ont préféré faire une croix sur plusieurs dizaines de millions d'euros plutôt que de perdre leur public à cause de ces bruits agaçants. Ils ont primé le contenu sur la publicité. Et cela a marché : les chaînes musicales concurrentes perdirent une grosse part de leur audience, que MTV revendit plus cher aux annonceurs restants.

La presse française se meurt, car ses déclinaisons internet sont dirigées par des commerciaux, et ils font fuir ou tricher les lecteurs. Ce derniers deviennent convaincus d'une légitimité des attaques contre la pub, faisant crever d'autant plus vite le journal qu'ils lisent. Et donc la presse commence à poursuivre les bloqueurs de pubs. Mais est-ce que le problème ne vient pas de leur propre dévalorisation de leur contenu ?
On en arrivera à voir des journalistes devenus blogueurs ou des journaux à abonnement archi-spécialisés mais pas cher comme Arrêt sur images ou Médiapart. Hélas, la fermeture de Carré d'Info montre que ce modèle aura lui aussi une limite. Moi qui suis éditorialiste bénévole et sans pub, je tente l'expérience Flattr ce qui veut dire que vous pouvez me dire financièrement que vous avez particulièrement apprécié un de mes billets.

Enfant du futur immédiat, l'année 2015 va montrer si la presse Française va enfin se bouger et se montrer aussi lisible que ses illustres consœurs comme The Guardian ou El Paìs. En attendant, il faut pas s'étonner si on va vers une génération d'illettrés si on t'apprend à fuir la presse écrite.