Chronique lue en direct dans l'Hallucinarium FMR du 18/03/2015.
Réalisation : Kinou.

Bonjour à toi, enfant du futur immédiat, toi qui nous écouteras dans quelques secondes.

Aussi surprenant que cela puisse paraitre, depuis 20 ans, la spéculation financière construit et modernise continuellement les dorsales d'internet. Dorsale, ce qui veut dire colonne vertébrale, et donne une très bonne image de ce dont je parle : les autoroutes des autoroutes de l'information.

Et attention, je ne parle pas de spéculation sur les entreprises d'internet, FAI, constructeurs et autres startups. Non, je te parle de l'industrie d'ordres d'achat et de vente en bourse, et précisément de transactions à très haute fréquence, c'est à dire le trading intraday que James Tobin, économiste plus libéral que keynésien, jugeait néfaste aux entreprises et ce pour quoi il a proposé une taxe qui porte son nom.

Sauf que depuis les années 1980 et son article, la finance est allée si vite que les transactions se font sur des pouillièmes de variations inférieures à la seconde. Oui, il est loin le temps où des agents de change se gueulaient d'un côté à l'autre de la salle des marchés, tout en balançant son combiné téléphonique sur la tête de son confrère de droite qui surenchérissait de 5% histoire qu'il s'assome par accident. Maintenant toutes ces opérations sont informatisées à outrance. Les décisions ne se prennent plus en fonction des résultats d'une entreprise, mais en fonction d'une valorisation potentielle sur un an, voir 3 ou tout simplement sur la variation supposée dans les 10 prochaines secondes !
Et les traders ne s'échange même plus les actions proprement dites des entreprises, mais leur supposée valeur d'achat dans un an, les fameuses options d'achat.

Alors forcément, sur une radio de punks à chiens soient disant anarchistes, mais en fait socialo-confits dans leur RSA, vous parler de « transactions à très haute fréquence sur les futures composites », c'est comme si j'avais sorti un immonde gros mot, genre « notre numéro deux est plus pédé que Jack Lang » en plein meeting du Front National.

Les premières opérations de trading automatisée à haute-fréquence datent de la fin des années 1980s, quand un étudiant informaticien et un prof de statistique se sont dit qu'ils pouvaient prendre de vitesse les traders traditionnels en faisant des mouvements dès qu'un titre commence à se vendre ou s'acheter.
Pour vous donner une idée de l'humour froid de Steve Swanson, l'étudiant a appelé son programme BORG, du nom des robots hostiles dans la série Star Trek : The Next Generation. Histoire de dire que le marché de papa autour d'un panier en osier, c'est fini, l'informatique arrive, toute résistance est futile, vous allez être assimilés.

Évidemment, dès que les opérateurs de change virent les premiers succès de la prédiction statistique à très court terme, eux aussi s'y sont mis. Et de là, une course technologique à qui prendra les autres traders de vitesse : c'est à qui fera plus vite ses analyses et donnera le premier l'ordre de vente ou d'achat qui fera gagner quelques dollars par millième de seconde.

Or, en informatique, pour aller plus vite, à génération de processeurs équivalent, il faut dépenser beaucoup plus d'énergie. Quand tous le peloton du Tour de France vous grimpe le Tourmalet en 8 minutes (1400 mètres de dénivelé à 7,3%, quand même) sans transpirer, si vous voulez que votre coureur le fasse en 7 minutes, il faut lui donner encore plus de compléments alimentaires, et donc trouver le moyen d'évacuer le m³ de seringues quotidiennes en plus tout aussi discrètement. Tous ceux qui overclockent leur CPU savent qu'à un moment, il faut sérieusement envisager l'azote liquide pour absorber le surplus de chaleur dégagé.

Alors les agents de change ont commencé à faire construire des système de transfert de données de plus en plus rapides et de plus en plus importants. Les liens entre Paris, Londres, New-York et Chicago sont devenus beaucoup plus droits. Tout récemment, la fibre optique qui allait d'un datacenter de Chicago à un autre du New Jersey a été abandonné pour un faisceau hertzien ce qui réduit la latence entre les deux sites de 13ms à 8ms. Et ces deux datacenters ne servent exclusivement que pour des opérations boursières.

Mais cela n'a pas suffit, les entreprises de trading ont commencé à construire des datacenters au plus près possible des centres de calcul des marchés. Et ces derniers ont flairé la bonne affaire, et ont donc commencé à racheter les batiments alentours et à les louer à prix d'or. Ben oui, la différence entre 100km (c'est à dire avoir un datacenter dans le New Jersey) et de l'autre côté de la rue, cela fait 3 millisecondes de gagnées quand même…

Sauf que là où le cablage est le plus long n'est pas où vous pourriez croire, mais au sein des microprocesseurs eux-mêmes. Le financement de la recherche sur des processeurs plus rapides est donc fourni par la finance spéculative !

Et encore ! Souvent, les programmes sont écrits dans des langages haut-niveaux (genre Java, Haskell, Python,...) et font appel à des bases de données complexes. Dans l'optimisation des logiciels, des compilateurs, des systèmes d'exploitations, là aussi, on y trouve la finance spéculative. Oui, dans les progrès en termes de faible latence et de faire disparaitre les opérations bloquantes dans Linux et *BSD, le financement vient de Wall Street !

Car il faut gagner des picosecondes à tout prix : Financièrement, on peut prendre de vitesse les serveurs qui sont dans le rack juste à côté !

Sauf que la spéculation intraday est devenue trop instable : plus aucun raisonnement valable ne s'y fait, car tout se fait en analysant des mouvements financiers initiés par d'autres robots. Et donc par effet de levier, la moindre erreur de programmation ou de données peut se payer en plusieurs milliards de dettes en quelques minutes. C'est à dire en moins de temps qu'il n'en faut avant que les opérateurs humains ne s'en aperçoivent. La finance spéculative est arrivée à ses limites, repoussant l'obsolescence programmée, l'optimisation logicielle et les télécommunications à leurs limites physiques. Ses algorithmes ont produit énormément de valeurs pour des investisseurs et son financement a construit d'importantes dorsales d'internet.

Enfant du futur immédiat, si la Bourse est devenue vraiment folle en allant de plus en plus vite, et que surtout le trading haute-fréquence connait des revers depuis deux ans, il est amusant de constater que cette course aux armements nous sert à nous aussi, afin d'obtenir le plus petit ping possible, histoire de griller la ligue d'en face dans les FPS.
Headshot !


Samedi 21 Mars aura lieu une cryptoparty de printemps pour petits et grands à l'Utopia Tournefeuille suite à la projection du documentaire « Les gardiens du nouveau monde »
Et du 27 au 29 mars, Startup Weekend de Toulouse à l'ICAM, avenue de Grande-Bretagne.