Chronique lue en direct dans l'Hallucinarium FMR du 20/05/2015.
Avec Marie Janote. Réalisation : Eugène Lawn.
Bonjour à toi, enfant du futur immédiat, toi qui nous écoutera dans quelques secondes.
Peut-être qu'un jour, tu déambuleras dans ma bibliothèque et tu te diras « Autant de place et de volume pour si peu d'information ? ». Eugène et Kinou ayant déjà déambulé chez moi, ils peuvent témoigner de mes étagères. Oui, je suis un vieux de la vieille, mais j'ai vécu les très riches heures des débuts de la dématérialisation.
La dématérialisation, c'est génial. Tu n'es plus limité en place physique dans ton appartement ou ton entreprise. Finis les 8 m³ de factures, de contrats, de courriers,… Tu gagnes de la place et en plus, tu retrouves bien plus vite l'information dans ce grand fatras. En plus, tu peux l'envoyer dans le cloud pour que tu puisses consulter tes documents de partout voire inviter d'autres personnes à y travailler, même le Ministère de l'Intérieur sans que tu le leur demandes.
La dématérialisation est devenue tangible par le grand public par le MP3 à la fin des années 1990s. Il devenait hyper-facile d'indexer, de retrouver, de déplacer, de dupliquer et de récupérer plein de disques, sans le souci de la fragilité ou du mal de dos. Et encore, n'ai-je évoqué que les CD. Oui, car on oublie qu'un fly-case de (disques) vinyles bien tassés, ça fait bien ses 25 kg ; j'ai vu bien des DJ cassés avant la fin de la soirée, surtout au niveau des vertèbres.
Mais on oublie aussi que du temps des formats physiques, seule l'obsolescence du support fait que tu perdais l'accès au contenu : le livre mordillé par le chien, le disque qui s'est déformé contre le radiateur et la cassette dont la bande s'est emberlificotée dans la mécanique du lecteur.
Maintenant, si un livre, un disque ou un film est retiré du catalogue du vendeur, tu en perds aussi l'accès. Oui, fini, disparu, comme s'il n'avait jamais existé, ce qui est arrivé chez Amazon avec le « 1984 » de George Orwell, coquin de sort. La censure douce qui fait disparaître toute trace d'un clic de souris, un vrai rêve de dictateur, « Farenheiht 451 » sans le risque de cramer qui que ce soit.
Dans le film « Rollerball » (l'original de 1975, pas le mauvais remake de 2002 avec Jean Reno), Jonathan va chercher une réponse sur la violence dans le sport auprès d'un des gigantesques ordinateurs qui représentent le savoir de l'Humanité. Il est accueilli par un ingénieur en blouse blanche qui annonce d'une mine désolée que le matin même, l'ensemble du XVIème siècle avait disparu des mémoires de l'Humanité à cause d'un bug.
Dans la dématérialisation, y a aussi la question du format de conservation de tes documents. Celui-ci ne doit pas modifier significativement l'information, un bug récemment découvert sur des numériseurs industriels Xerox transformait les 6
en 8
, plutôt gênant pour les documents comptables. Le format ne doit pas enregistrer l'information dans une qualité trop dégradée (oublie le mp3), qu'il ne prenne pas non plus trop de place et surtout.... qu'il soit reconsultable, disons dans... 30 ans. Crois-moi, enfant du futur immédiat, arriver à respecter tous ces critères n'est nullement garanti.
Comment être sur que le matériel et le logiciel arrivent encore à lire tes divx de films de famille en 2040 ? Dois-tu dès maintenant commencer à stocker les pièces détachées pour maintenir les ordinateurs actuels ?
L'autre question qui se pose aussi est celle du coût de la conservation. Si l'indexation, la recherche et la consultation sont quasi instantanées, le problème d'une bibliothèque d'Alexandrie numérique est sa maintenance. La consommation électrique n'est pas nulle, et sur le moyen terme, c'est à dire moins de cinq ans, il faut très régulièrement changer le matériel support.
Car oui, le prix des disques durs s'est effondré, mais celui des disques durs de qualité, prévus pour tourner en permanence et perdre le moins de données possible, lui descend beaucoup moins et ce matériel a quand même besoin d'être régulièrement remplacé. Avec le risque de fausse piste technologique qui peut vite devenir un grand casse-tête.
Et le fait de ne rallumer les disques durs qu'à la demande devient vite un jeu de roulette Russe ! Qui dit que l'électronique ou la mécanique vont supporter un rallumage après 5 années de stockage ?
Ainsi, au début des années 1990s, la BBC avait fait le choix d'archiver ses émissions de TV sur des cassettes numériques D3 et d'y transférer leurs archives analogiques. Seulement les magnétoscopes professionnels doivent avoir les têtes régulièrement changées. Et quand le format D3 devint obsolète en 2007, la BBC s'est rendu compte que les stocks de têtes neuves dans le monde étaient insuffisantes pour permettre le transfert de leurs 315 000 cassettes D3 d'archives.
Une rumeur veut que la NASA aie commencé à numériser toutes ses archives de missions spatiales au début des années 1990s sur CD-Rom. Mais comme ces supports s'effacent, il leur a fallut recopier l'ensemble de leurs archives sur CD-Roms tous les 18 mois. Déjà que la NASA a perdu les vidéos originales des premiers pas de l'Homme sur la Lune suite à une erreur d'étiquetage...
Enfin, il y a aussi le problème de la falsification. Franck Abagnale, célèbre escroc Léonardo-di-capriosé dans le film « Attrape-moi si tu peux » et depuis devenu consultant anti-criminalité, a interpelé les banques qui numérisent les chèques et les détruisent : Comment pouvez-vous savoir si un chèque est un vrai ou un faux si vous n'en n'avez que des copies numériques ? Le papier, l'encre, l'épaisseur d'impression sont elles aussi des informations, certes à priori moins significatives, mais tout aussi utiles et importantes pour les sens.
D'un autre côté, il ne faut pas bouder son plaisir : la dématérialisation des contenus amène aussi la facilité de la mise à jour, de l'indexation et surtout, une rapidité inégalée d'accès aux données. Il permet aussi d'ajouter une couche quasi illimitée de commentaires, de lier certaines informations à d'autres ressources et enfin et surtout elle facilite la citation, le mashup, le remix et la créativité.
Enfant du futur immédiat, la dématérialisation est un acquis, une très belle avancée pour notre civilisation de la connaissance. Mais garder les originaux en bonnes conditions de conservation est une bonne mesure de prudence, tout comme la redondance de tes fichiers, car, loi de Murphy oblige, l'amnésie numérique survient toujours pour des informations que tu ne veux absolument pas perdre.