Bonjour à toi, Enfant du Futur Immédiat, toi qui nous écoute sûrement avec un ordinateur dont le système d'exploitation est conçu à l'étranger, géré par des sociétés ou des fondations américaines, donc forcément suspectes.
Le premier logiciel que charge un ordinateur à son démarrage est un bootloader, même dans un smartphone, console de jeu ou routeur wifi. Un bootloader est un logiciel qui va choisir et charger l'environnement que tu vas utiliser, puis il va lui passer la main.
Ce qui est la base sur lequel repose tout cet environnement est le système d'exploitation. Il a en charge de discuter avec le matériel, de gérer les fichiers, de donner la main aux différents logiciels qui sont lancés et de protéger les données de chacun.
Or, le fait que l'ordinateur soit contrôlé par un logiciel qui a été conçu hors du contrôle juridique français titille certains élus politiques. Et donc, profitant des discussions parlementaires du projet de loi « pour une République Numérique » un article 16 ter a été rédigé, demandant [d'étudier la faisabilité] de construire un système d'exploitation Frrrrançais, utilisant des algorithmes de chiffrement dûment contrôlés et certifiés NF.
Loin de nous de nous moquer d'une telle idée, issue de l'Assemblée Nationale. 575 élus du Peuple ne pourraient se tromper.
Non
On ne va pas rire
AHAHAHA ! Faire un OS Souverain !
Non mais, vous vous rendez compte du travail ?
Dire que ladite proposition nous a laissé perplexe de rire est encore en dessous de la vérité. C'est même suite à cet amendement que nous avions décidé de réouvrir le lourd dossier sur l'informatique d'initiative nationale, avec le fameux Cloud Souverain de sinistre mémoire.
Dans ce deuxième chapitre, cette heure sera donc exclusivement consacrée à en faire le devis.
Oui, un devis
D'abord, prenons le noyau du système d'exploitation, aussi nommé techniquement le kernel. Un kernel est le logiciel qui est à la base de tout, gère les abstractions, ouvre les canaux de communications avec le matériel, le réseau et entre les logiciels. C'est aussi lui qui distribue le temps de fonctionnement entre chaque logiciel.
En 2008, la Linux Foundation estimait le coût de développement du kernel Linux à 1,4 milliard de dollars si ce kernel avait été écrit par une structure commerciale. Sachant qu'en 8 ans, il y a encore eu de très nombreuses améliorations à ce kernel et que ce coût prend compte l'effort entre 1994 et 2008, on peut facilement l'estimer actuellement à 2 milliards de dollars.
Ensuite, il y a les utilitaires systèmes tels que les drivers qui permettent de gérer un écran ou une imprimante, ou ceux qui aident à gérer le système de fichiers et les bibliothèques qui regroupent les éléments primitifs utilisés par la plupart des logiciels. Sous Linux, toujours, on fait appel aux utilitaires de la distribution GNU, mais il y a aussi les drivers matériels écrits par des fabricants comme ARM, Sony ou NVidia. Les services de chiffrement de données pour les communications sur internet sont soutenus par OpenSSL. Apple soutient depuis 20 ans le service d'impression appelé CUPS...
Si nous devions mettre tout ensemble, on peut estimer facilement l'effort comme étant le double. On arrive donc à 2 + 4, environ 6 milliards de dollars.
Ensuite, si tu utilises un affichage fenêtré, de multiples drivers graphiques s'ajoutent encore, ainsi que la gestion de l'environnement de bureau, son design, la gestion du clavier, et surtout de la multitude de cartes graphiques et de résolution d'écran... Je te fais grâce de la traduction dans une autre langue que le Français, on devrait là aussi arriver à 4 milliards de dollars.
Donc, pour avoir un système d'exploitation de base, sans client e-mail, sans base de données, sans aucune suite bureautique, ni navigateur web, ni lecteur de média et même pas de jeu de patience ou de démineur... Le total de la douloureuse avoisine les 10 milliards sans compter la TVA, sans pouvoir en faire quoique ce soit, puisque le pare-feu Open Office pour protéger Albanel des cyber-rhumes n'est même pas là.
Et pour vous donner l'exactitude de mon analyse, le site Numérama a fait la même estimation de son côté à environ 1 Milliard. Seulement, comme l'exécution du projet sera forcément confiée à nos Glorieuses Nationales SSII, leurs commerciaux multiplieront par 10 la facture, et le débordement prévisible sera par 5.
Tant qu'il y a de l'argent public, il y aura des bénéfices à redistribuer aux actionnaires.
Mais soyons honnêtes : des systèmes d'exploitations hexagonaux, on en a eu. Depuis le Plan Calcul en 1966, nous avions de grands constructeurs informatiques nationaux comme Thomson, Alcatel, La Radiotechnique, Goupil, Honeywell Bull et la Compagnie Internationale pour l'Informatique. Mais à l'époque, les ordinateurs n'étaient pas forcés de communiquer avec le reste du monde. On vivait bien à l'abri des tempêtes de virus et de cyberguerres sur notre atoll, tous bronzés à Muruoa ; les ordinateurs Bull Micral carburaient au Prologue, et les Thomson MO5... ah ben non, lesdits Thomsons avaient bien un OS national, mais le basic était signé Microsoft.
Ahem. Démonstration par l'absurde que SuperDupont me savonne...
Finie l'époque d'un particularisme national digne des phares jaunes et des télés Secam ! De nos jours, qui peut concevoir un ordinateur sans échanger entre nous des documents textes ou des feuilles de calculs, sans croiser des bases de données, au final sans internet ?
L'ère de la culture informatique cocoricocardière et isolationniste, elle a fait long feu de subventions publiques.
Or, de nos jours, un service qui dépend du Premier Ministre, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'Information (ANSSI), offre CLIP, une distribution Linux revue et annoncée comme sécurisée. Oui, l'article 16 ter a été rédigé en totale méconnaissance de ce qui se fait déjà, mais peut-être que la députée PS Delphine Batho à l'origine de l'amendement, souhaitait que l'OS en question porte son nom. Comme ça, on ne dira plus que Windows est cassé
mais que Batho a coulé
.
Enfant du Futur Immédiat, à l'heure où nous enregistrons cette release, le Sénat vient de retoquer l'article en question. Néanmoins, comme nous sommes assurés qu'on va probablement encore entendre parler longtemps de cette idée farfelue après le vote de la Loi République Numérique
le 3 mai, il te faut retenir cette fable digne de La Fontaine : ce n'est pas parce que le client dit que c'est possible qu'il connaît ton métier.