Notes de direct pour l'émission « Supplément Week-End » du Samedi 22 Janvier 2011.
Cela faisait longtemps que je souhaitais vous faire une rétrospective autour de « Yoko Tsuno ». La tâche n'est pas aisée : La série est protéiforme, et son auteur ne s'est consacré qu'à elle depuis 40 ans, après une expérience assez solide.
Né en 1933, Roger Leloup est passionné par l'aviation après avoir vu des combats aériens pendant la Seconde Guerre Mondiale, tout en étant initié à la vulgarisation scientifique par la lecture des Science&Vie, à une époque où le titre était réellement qualitatif. Sorti de l'institut Saint-Luc, il est embauché par Jacques Martin comme assistant sur la série « Alix » en 1950. C'est ainsi qu'il mit un pied dans le Studio Hergé. Il se dévoile particulièrement doué sur tout ce qui est mecha-design (utilisons les termes de la bd Japonaise) : avions, voitures, trains, et notamment il dessina la gare dans « l'Affaire Tournesol ». Il créa le design du jet privé de Carreidas dans « Vol 714 pour Sidney », tout en faisant les décors et véhicules de la série « Lefranc ».
Il assiste aussi Peyo sur sa série « Jacky et Célestin », notamment sur une aventure qui ressemble curieusement à la future « Araignée qui volait » dans la compilation « Aventures électroniques ». Car Yoko Tsuno était prévue au départ comme personnage secondaire de « Jacky et Célestin » qu'il souhaitait reprendre. Elle volera finalement la tête de l'affiche, Jacky deviendra Vic et Célestin, Pol. Une électronicienne, voilà qui change des reporters... En Décembre 1969, Dupuis accepte le trio de nouveaux héros dans les pages du Journal de Spirou. L'occasion pour Leloup de quitter le Studio Hergé, à une époque où l'auteur de « Tintin » raréfiait les aventures du reporter.
Yoko Tsuno suit des aventures contemporaines de ses albums. Elle apprend l'informatique, est passée au portable, utilise internet et a un blog… Vic Vidéo et Pol Pitron sont passés de la caméra de studio en noir et blanc, au film 16mm, puis à la caméra vidéo HF, au Hi8, et je suis sûr que maintenant ils filment à l'appareil photo. Une évolution continue comme « Blake & Mortimer » du vivant de Edgar Pierre Jacobs.
Mais en 1970, quand Yoko Tsuno apparait, elle est très spontanée et extravertie pour une vraie Japonaise. Inutile de dire qu'avec le recul, c'est une femme d'exception, certains confrères jugent que « Yoko Tsuno n'est pas Japonaise ». Faut dire qu'entretemps, nous, critiques BD, nous nous sommes ouverts non seulement aux mangas, mais aussi à la connaissance plus générale de la mentalité de la société civile du Soleil Levant, et que dans les années 1960s, quand une Japonaise se retrouve « Prisonnière des Martiens » d'un Ishirō Honda, elle a plus tendance à s'évanouir sans un bruit, plutôt qu'à retourner l'intrus à terre avec une spectaculaire prise de Judo.
Roger Leloup est un passionné de technique. En plus des aventures du Trio de l'Étrange, il animera des rubriques dans le Journal de Spirou dans les années 1970s comme des chroniques et astuces sur l'aéromodélisme avec Pol Pitron et sur le son, la Hi-Fi et la radio en général avec Décibel (un personnage ad-hoc pour cette page).
En fait, Yoko Tsuno et ses compagnons vivent dans plusieurs univers en parallèle. Et plutôt que vous proposer une biographie dans l'ordre numéroté, je vous propose de découvrir les albums par les thèmes abordés.
Thriller technologique
Yoko Tsuno est une électronicienne qui vit en Europe, et qui rencontre Vic et Pol par hasard en soirée, en opérant un test de pénétration pour mettre à l'épreuve un système d'alarme. Très vite, les trois se trouvent des atomes crochus en ayant le chic pour se fourrer dans des affaires mettant en jeu des technologies assez pointues. C'est dans la première des « Aventures électroniques » (un recueil d'histoires courtes) qu'est donc fondé le Trio de l'Étrange.
C'est donc le premier univers, celui du commun des mortels humains, celui de notre planète.
Dans « L'Orgue du diable », elle va rencontrer Ingrid, une organiste embrigadée dans un complot d'une sinistre partition.
Dans « Message pour l'éternité », Yoko, Vic et Pol font découvrir leurs talents de pilotes d'avion, lesquels seront sollicités par des services secrets pour récupérer des documents euh... avant Julian Assange. Peine perdue.
« La frontière de la vie » sera le retour d'Ingrid, marquant le principe des personnages récurrents dans la sphère humaine de Yoko. Et où une intrigue médicale doublé d'un mystère historique montre que le cœur de Yoko a tendance à vite chavirer, avec des contreparties...
Et c'est dans « La fille du vent » que le passé asiatique de Yoko remonte brutalement : On rencontre le père de Yoko, dompteur de tornades, et surtout sa némésis, Kazuky, homme d'affaire aux tendances militaristes.
On aurait pu croire que « La Proie et l'ombre » se déroulant en Écosse, des fantômes allaient amener une atmosphère fantastique, mas c'est à nouveau la haute-technologie qui sert à des desseins criminels, en l'occurrence à tourmenter Cécilia, héritière du château de Loch Castle.
Dans « Le feu de Wotan », c'est sa ligne de CV concernant les services secrets britanniques qui vont l'amener à dompter la foudre à la demande d'un homme d'affaire Suisse.
Tandis que dans « Le canon de Kra », une affaire d'armes de destructions massives va la catapulter dans un conflit à la portée géostratégique.
Elle rencontrera le « Dragon de Hong-Kong », monstre tout droit sortie d'une fiction. Un conte émouvant, où Yoko va adopter une petite chinoise, Rosée. Confrontée à un animal de légende, Yoko va se découvrir un instinct maternel.
Elle sera embarquée par hasard dans « L'or du Rhin » avec Ingrid, sans se douter qu'elle va à nouveau rencontrer Kazuky, mais aussi une sacrée brochette d'individus louches.
Donc la comtesse Olga, qui l'invitera à jouer une partie d'échec dans « Le Septième code », album étonnement adulte, où il est question d'alcool, d'armes nucléaires et d'une insupportable gamine de 14 ans, elle aussi aviatrice, Émilia.
Intrigue temporelle
Mais néanmoins, la science-fiction existe aussi dans la sphère des humains, par la rencontre d'une fille venue d'un lointain futur, Monya, avec une fantastique machine à traverser les siècles. C'est ainsi que Yoko se mis à traverser « La spirale du temps », rencontrant fortuitement un de ses ancêtres. C'est la grande particularité de cet univers : partir dans le passé implique un danger terrible, celui d'altérer le présent.
Dans « Le matin du monde », Monya va entrainer les 4 aventuriers dans le Moyen-Âge de Bornéo, théoriquement avant que l'île ne soit ravagée par une éruption volcanique, mais malgré tout, Yoko va laisser une trace dans le passée.
Ce danger sera encore plus pressant à la rencontre de « l'Astrologue de Bruges », surtout quand les évènements provoqués dans le passé entraineront le début de l'aventure dans le présent. Une boucle infernale manque de se créer.
Et l'étape suivante sera dans la Chine Impériale avec « la Jonque Céleste » et « la Pagode des brumes ». Si les décors sont aussi enchanteurs, le risque est très grand quand on croit pouvoir ramener des ancêtres... Yoko a écouté son cœur, elle croyait pas que cela allait avoir de telles conséquences…
Amitié intersidérale
Mais c'est surtout l'univers spatial et extra-terrestre des Vinéens qui est le plus exotique. Dont le nom vient d'une affiche de publicité pour un cosmétique délavée, et la dyslexie du jeune Leloup... Une très longue amitié qui lie Yoko et Khâny, même si celle-ci semble avoir encore bien des secrets. Heureusement, la candeur de la jeune Poky est là pour désamorcer les ambiances parfois un peu sombres.
C'est dans une grotte que le « Trio de l'Étrange » (dans l'album du même nom, et premier de la série) tombe donc sur une civilisation extra-terrestre, exilée sur notre planète dans ses profondeurs.
Dans « La Forge de Vulcain », leur technologie se montre terrifiante, capable de dompter la lave au risque de provoquer du dégât à la surface de la Terre. Les enfants de Vinéa semblent régulièrement divisés en plusieurs factions, et l'arrivée d'une peau jaune parmi les bleus sera le catalyseur qui permettra de gagner une bataille qui lui échappe.
Il est temps pour les Vinéens de revenir vers leur monde. Khâny, pour services rendus, souhaite faire découvrir à Yoko, Vic et Pol « Les Trois soleils de Vinéa ». L'occasion pour les Terriens de mettre un pied dans une autre galaxie, mais aussi de maîtriser d'avantage la fabuleuse technologie de cette civilisation.
Mais la planète Vinéa n'est pas restée inoccupée entretemps, au tour des Vinéens de découvrir une autre civilisation sur leur terre natale, à savoir « Les Titans ».
Et la société très ancienne des Vinéens a beaucoup évolué suivant les planètes d'exils. Même tès avancée technologiquement, elle n'était pas à l'abri d'un retour au mysticisme. C'est la leçon de « La lumière d'Ixo ».
Tandis que la découverte des « Archanges de Vinéa » montrera que la guerre froide entre les différentes cités n'est pas morte.
Ni l'aversion des Vinéens pour l'intelligence robotique, que Yoko découvrira trop tard comme très empathique dans « Les exilés de Kifa ».
Elle ne sortira pas intacte encore quand elle découvrira les transferts d'esprits dans « La porte des âmes ». Mais toutes ces horreurs ne l'auront pas tenue éloignée bien longtemps de Khâny.
Les compagnons du Trio
Maintenant que vous connaissez les trois univers de la série, il faudrait aussi présenter ceux qui se sont ajoutés au trio du début et qui font partie commune à ces trois univers.
Il y a Rosée du matin, petite Chinoise orpheline et dont le grand-père juste avant de mourir a souhaité en confier la garde à cette Japonaise curieuse mais au cœur généreux.
Mieke, née à Bruges... au XVIème siècle ! Timide, déplacée au IIIème millénaire (alors ne parlons pas quand il s'agit de l'univers des Vinéens) mais amoureuse de Pol, ce qui devra amener de la sagesse à ce gaffeur.
Et désormais Émilia, une jeune ado à la langue trop bien pendue, trop intrépide, mais aussi pilote aussi bien de biplans que d'avions de tourisme. À noter qu'Émilia était une idée de série pour Roger Leloup, mais qu'il a sagement décidé d'intégrer dans « Le Septième Code » par peur de devoir abandonner « Yoko Tsuno ».
Mais le nombre de personnages gravitant autour de Yoko, Vic et Pol, sans compter les personnages récurrents à chaque univers de la série, font qu'il devient difficile de mettre en scène tout le monde dans un même album. Mieke, arrachée au XVIème siècle par exemple est absente, mais revient pour le tome 26 ( à en croire le blog “esquisses Yoko” ). Rosée est une gamine qui parfois risque d'être un fil à la patte à l'intrépide Yoko, Émilia une insupportable ado qui met bien souvent les pieds dans le plat. Bref, Yoko que les lecteurs connaissent déjà pour ses émois de l'âme, risque de ne plus oser faire un pas par peur de mettre en danger tout son monde...
« La servante de Lucifer »
Alors où se classe dans tous ces univers ce nouvel album ?
D'abord il faut dire qu'on le sentait depuis plusieurs albums, Roger Leloup est se sent de plus en plus à l'étroit des 44 pages cartonnées couleurs qui furent la signature des éditions Dupuis : l'album en a en fait 45, et une partie de l'histoire est expliquée dans les bonus de l'édition luxe. Un peu frustrant.
Heureusement, les personnages sont dans leur époque : Émilia a un blog qui racontent certaines infos, notamment les raisons de leur installation en Écosse.
C'est parce que Yoko a aussi la charge d'Émilia, laquelle doit retourner au collège en Écosse, que la fille du Vent reprend contact avec Cécilia pour y trouver un point de chute. Ce qui tombe bien pour Cécilia qui cherchait un investisseur. Yoko avait hérité d'un portefeuille d'encombrantes actions légué par Kazuky, avec des parts dans des sociétés par forcément en accord avec la conscience de l'héroïne.
Cécilia en profite pour se montre généreuse envers son amie : elle lui propose de vivre dans un cottage à côté du château de Loch Castle.
Or, ce château n'a pas révélé tous ses fantômes : Lors de la restauration de l'abbaye, une découverte a littéralement effrayé Cécilia. Et on ne le saurait à moins : une forme humanoïde, enfermée depuis des siècles, et semblant toujours prête à s'animer à nouveau. Ce qui va profondément aussi troubler Yoko… L'automate a une peau bleue et dans les vieilles pierres Écossaises, elle va trouver la porte vers un autre pan de ses aventures : une base souterraine Vinéenne !
La grande surprise de l'album « La servante de Lucifer », c'est que c'est le premier cross-over entre les trois univers de la série.
Les 40 ans de Yoko
les 40 ans de Yoko sont passées inaperçues : point d'opération, de communication, d'hommage chez Dupuis... sinon les intégrales regroupant les aventures de Yoko Tsuno par univers. Un peu vide. Cette série reste pourtant une valeur sûre.
Dans tous les cas, il faut saluer monsieur Roger Leloup : c'est le 25ème album de la série (sans compter le roman « La jeunesse de Yoko »), et il est bluffant de voir que son trait ne bouge pas ! Il a quand même 78 ans et (à l'exception de la colorisation) travaille toujours sans aucun assistant !
Son trait est détaillé, précis et clair, sa documentation abondante et sa mise-en-scène est limpide. Avoir eu comme patrons Jacques Martin, Hergé et Peyo, y'a quand même beaucoup moins bien comme école.
Si j'ai pu voir très rarement un petit problème sur certains regards, à vrai dire, la seule erreur graphique de cet album, je l'ai relevé page 26 (planche 24) 5ème case, et c'est une erreur de colorisation, donc même pas du fait de Leloup !
Dans les derniers albums, Roger Leloup ouvrait plein de pistes, comme un rapace qui aurait déjà vu Yoko, un bijou qui aurait un drôle de pouvoir, un dragon qui attend dans la nuit,...
À comparer avec l'avant-dernière période de « Valérian & Laureline » qui n'introduisaient pratiquement plus de nouveaux personnages, mais ne faisaient que recycler leur univers.
Est-ce que cela veut dire que Roger Leloup prépare plein de pistes pour exciter l'imagination de ses successeurs ?
Que deviendra la série quand Roger Leloup rejoindra d'autres étoiles ? Une réponse par l'intéressée elle-même
« Chère Yoko, toi tu es immortelle mais malheureusement Roger Leloup ne l'est pas. Quel sera ton avenir le jour où il ira au paradis des dessinateurs géniaux ? »
[...]
Je ne suis pas nécessairement immortelle et ce n'est pas spécialement l'auteur qui en disparaissant amène la fin des aventures d'un personnage. Sa survie dépend beaucoup aussi de l'Éditeur… Mais une chose est certaine, l'auteur emmène avec lui l'âme de son personnage et aussi bonne soit la reprise, celle-ci n'est souvent que commerciale. Hergé n'a jamais tué Tintin ! Sa "non reprise" est une volonté de ceux qui en ont hérité. C'est facile de faire porter le chapeau à celui qui ne peut plus parler... Il ne faut jamais dans la vie prévoir la disparition d'un autre, car cet autre peut très bien venir à votre enterrement... Pas gai hein !... Ce n'est pas moi qui ai lancé le sujet... En attendant, je suis toujours là et Roger fera en sorte que j'y sois encore le plus longtemps possible...
Lorsqu'on laisse derrière soi plus de 24 albums, on survit pour ceux qui aiment les relire...Amitiés
Yoko
À noter qu'il était question en 2004 d'une adaptation en série animée par Marathon où Yoko Tsuno n'aurait plus été plus Japonaise. Je crois qu'on vient d'éviter le pire...
Milles mercis à Charles-Louis Detouray, rédacteur à ActuaBD pour ses confirmations, qui va devoir piger les 6 heures d'interview qu'il a.
3 réactions
1 De jb - 06/05/2011, 12:17
dans spirou, Yann & Conrad illustraient début 80, les hauts de pages. Ils ont été particulièrement vache avec Leloup.
Leloup avait obtenu qu'aucun Haut de Page ne vienne troubler la lecture des planches de Yoko Tsuno. Résultat, les Hauts de Pages faisant référence à Yoko Tsuno paraissaient au-dessus des planches de Sophie (de Jidéhem) qui, du coup, n'était jamais embêtée.
2 De jb - 06/05/2011, 12:23
ex : les annales du bon gout sur http://www.editionsmosquito.com/ouv...
ouhttp://tout.spirou.pagesperso-orang...
3 De Mitch 74 - 07/05/2011, 00:23
Les deux iconoclastes qu'étaient Yann et Conrad dans ces hauts de page ("ne dites plus 'poulet cuit dans l'alcool' mais dites 'Cox Cauvin'") n'avaient aucune retenue (ils n'en ont d'ailleurs pas davantage maintenant) - et la seule série 'réaliste' du journal aurait pu pâtir de trop de 'décoration'.
C'est vrai qu'ils en ont mis une couche à Leloup derrière ("il est des nôôôôtres, il a piqué sa crise comme les ôôôtres!"), et que ce dernier n'était pas le plus rigolo des auteurs du journal, mais tout le monde y est passé - Charles Dupuis le premier.