Ceci est une partie du script de la release Ex0076 du programme CPU, Histoires de la cryptographie, 1ère partie : Du papier et des neurones, diffusé le Jeudi 22/2 à 11h. Plus d'infos sur le site de l'émission.
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Bonjour à toi, enfant du futur immédiat, toi qui t'amuses à écrire les mots avec des chiffres pour faire plus incompréhensible... mais crois-moi, écrire en l33t sp43k ne date pas d'hier.

Il fut un temps où Rome était capitale d'une immense République, couvrant toute la terra cognita de son aura, allant du bout de l'Hispanie jusqu'en Assyrie. C'était en 50 avant J-C, un mec tellement cool qu'on dit qu'il marchait sur l'eau après avoir mangé du pain.
Dans son gouvernement, deux sénateurs généraux se disputaient pour savoir qui allait avoir l'honneur de transformer l'État Romain en Empire, et qui allait compter fleurette avec la belle Cléopâtre à l'ombre des pyramides. Jules César et Pompée ne pouvaient se voir en pâture, même au Sénat, et la surface du monde connu n'aurait suffit à calmer leur ire... On aurait pu en rester là, mais leur poste de sénateur leur conférait à l'époque aussi le rang de général et donc le contrôle d'une partie de la Légion Romaine . CQPR, Ce Qui Peut Ravager…

Seulement, cette ambiance de guerre civile s'étendait sur quasiment 3 continents.
Et une telle distance demande de gros efforts de logistique, donc de communiquer très en avance avec ses bases arrières ; une communication dont le message ne doit pas être éventé, sinon ta stratégie pour les prochains mois tombera à l'eau.

Pour communiquer en toute discrétion avec ses troupes à l'autre boût du continent, histoire de demander à ses partisans au Sénat des renforts, Pompée avait recours à la technologie de l'esclave. Une méthode mise au point par l'empereur Assyrien Nabochodonosor depuis déjà un demi-millénaire.
Le principe est très simple :
Tu prends un esclave dans ta suite personnelle, si possible, pas chauve et d'une abondante chevelure de jais. Tu rases la tête de ton esclave à blanc. Oui, astuce de pro : il vaut mieux une peau claire. Tu écris sur la partie du crane qui était poilue, bon évidemment, comme le voyage est long, il faut que le texte tienne aux intempéries, donc je te recommande le tatouage. Une fois que les cheveux ont repoussés, tu envoies ton esclave à ton correspondant.

Enfant du Futur Immédiat, oui, à l'époque, on s'embarrassait nullement d'utiliser un esclave pour n'importe quoi. Les SSII n'ont rien inventé de neuf quand elles refourguent de l'ingénieur Java pour retaper un vieux projet en WinDev.

Si le principe de l'esclave messager est maîtrisé, comme le fait qu'il sache qu'il porte un message très important, et dont il ignore le contenu, il a néanmoins quelques inconvénients. Quelques. Accroche-toi à prendre des notes !

Le premier d'entre eux est la repousse du cheveu. Il faut bien compter un mois pour que le message soit suffisamment caché. Heureusement, il est possible d'anticiper en écrivant à l'avance les messages que tu seras susceptible d'envoyer. Et comme tu es un général qui règne sur la moitié des légionnaires romains, personne ne verra d'inconvénients à ce que tu aies en permanence une vingtaine d'esclaves dans ton intendance. Le détournement de biens vaut mieux que deux tu l'auras.

Le deuxième inconvénient est la lenteur du trajet. Toute l'astuce du message caché sur un esclave réside dans le fait que le vecteur humain doit paraître parfaitement quelconque durant son périple. Il est donc hors de question qu'il circule sur un cheval de course sur les voies romaines, sinon, contrôle au faciès oblige, il va se faire arrêter par la patrouille volante et on va lui demander les papiers du véhicule.
Il ira donc forcément à pied et en petite foulée, parce qu'il y en a ! oh que oui, il y en a des milla passum entre ta garnison en Germanie supérieur et Roma capitale. Plusieurs dizaines de distances Marathon-Athènes, où, rappelons-le, le messager était mort d'épuisement en arrivant sur l'esplanade du Parthénon, n'arrivant à dire son message que dans son ultime râle. 42 km, là, c'est une paille en comparaison !

Le troisième inconvénient de la technologie de l'esclave est de s'assurer la loyauté de ton messager. À cette fin, il vaut mieux prendre un esclave qui a une famille à laquelle il tient et que tu gardes en otage sous la main, voire pas trop loin du glaive. Oui, car si ton destin est lié à celui de son enfant, parent, compagnon, (baffer la bouche inutile)… ben ton messager a franchement intérêt à ce que tes messages arrivent à temps et à destination. Bon, du coup, tu passes de la vingtaine à la centaine d'esclaves dans la suite de ton état-major. Une bonne centurie. Les soldats pourraient commencer à jaser.

Le quatrième inconvénient est la surface d'écriture disponible sur la surface pileuse d'un crâne. Supposons que tu as un besoin urgent de renforts… Je te souhaite bonne chance pour écrire la liste complète de tes courses sur un seul occiput :

Avé Claudius !
Fait passer en urgence au Sénat une rallonge budgétaire : Expédie-moi ASAP 20 centuries, 175 chevaux, 7 tours d'assaut, 4 béliers et 8 balistes, je suis coincé du côté de Friburgum Brisgoviæ en Helvétie Occidentale. Je te rapporte des meules de Gruyera, tu vas adorer.
Bisous !
Cnaeus Pompeius Magnus

Le cinquième inconvénient est que la tête d'esclave est un support peu ré-utilisable : d'abord le message est déjà écrit sur la tête de façon indélébile, donc à force de barrer et d'écrire à côté, ben y'a plus de place. Et en plus, une fois qu'il a délivré un message à un Sénateur qui entraine une action défavorable pour le parti de l'opposition, ben la tête de l'esclave est un peu connue, il ne passe plus inaperçu, bref, il est grillé. En plus, on doit aussi se méfier de ceux vendus au marché des esclaves de seconde main, ils ont peut -être déjà servi.

Le sixième inconvénient est le manque de discrétion en cas de mort du messager. Ben oui, étant donné qu'il est esclave et ne porte pas forcément d'arme avec lui pour que le voyage reste discret, il faut le faire suivre par un garde du corps. Et si jamais l'esclave meurt, de raison naturelle ou de raison… naturelle… le garde du corps doit donc alors décapiter l'esclave et amener la tête en décomposition au sénateur à qui il est destiné.
T'imagines ? Tu sièges au Sénat en pleine délibération, et t'as un homme vaguement en guenilles civiles qui te fait mander, qui dit aux huissiers qu'il a un colis urgent pour toi, lequel colis pue la mort, ce que le banc du parti opposé n'aura pas manqué de remarquer, et à ton retour, tu tentes de faire passer une loi urgente de soutien à Pompée. Va essayer de faire croire aux sénateurs du parti de César que tu recevais un colis de fromages bien faits depuis l'Auvergne au tarif chariot à bœuf lent…

Le septième inconvénient est l'interception. Si l'esclave se fait prendre par le clan adverse, et que le message est découvert, il est immédiatement compréhensible par l'ennemi. Ce qui nous amène au dernier inconvénient de la technologie du message secret par esclave messager : on n'est pas à l'abri d'une mauvaise blague.
Si le camp de César a compris le principe des messages secrets avec un esclave, il peut préparer un esclave avec un faux message, et créer une sacrée confusion dans ton camp.

Dans le camp opposé à Pompée, César utilise une technologie moderne : le chiffrement. Il existait déjà des technos approchantes comme le bâton de Plutarque ou la substitution de mots, César a industrialisé le principe :
Il suffit de décaler chaque lettre du message de trois positions dans l'alphabet pour obtenir un message qui ne soit lisible que par les initiés. Lequel message peut s'écrire sur un papyrus standard, à la longueur qui te conviendra.

Et quitte à y aller, tant pis pour la discrétion ! On mande une estafette, on lui met les meilleurs chevaux italiens sur un char de course, avec armement et panier-repas pour la route (« du boudin d'urus, gâté, va ! »), et on y va à toute berzingue sur les voies romaines.
« Hue Ferrari ! Hue Mazzerrati ! »
Forcément, le message arrive nettement plus vite à Rome, on n'a pas besoin d'entretenir une centaine d'esclave avec ses soldats et c'est ainsi que César mis une branlée à Pompée.

Veni, vidi, vici avec accusé de réception.

Enfant du Futur Immédiat, la morale de l'Histoire est que le message chiffré va bien plus vite que le message planqué.

Lexique : Crypter

Avant de continuer de conter la cryptographie à travers l'Histoire, il nous faut aborder un point de vocabulaire. Car souvent, j'entends des gens très concernés qui parlent de terroristes qui encryptent des messages. Outre qu'ils n'en n'ont même pas le début d'une preuve, l'usage du verbe encrypter démontre une ignorance certaine du sujet, une naïveté qui serait charmante si ces mêmes messieurs ne voulaient pas interdire le chiffrement dans la foulée.

Alors donc :

Crypter
veut dire mettre en crypte, cacher les morts de la vue des vivants. On l'utilise aussi, quoi qu’abusivement pour l'action de transmettre un message qui est écrit en clair, mais soustrait à de la vue des autres. Écrire sur le crâne rasé d'un esclave, ou utiliser du jus de citron, ou rouler une feuille de papier qu'on va placer dans la fente d'un mur… On peut appeler ces actions crypter, mais le bon verbe serait plutôt dissimuler, car le message est parfaitement compréhensible une fois que sa cachette est découverte.
Chiffrer
veut dire rendre un message inintelligible, sauf par un nombre restreint de personnes. Le message n'a pas besoin d'être dissimulé, puisqu'il est illisible, à moins de connaître la manière qui a été utilisée pour effectuer le chiffrement.
Déchiffrer
veut dire décoder un message qui a été chiffré afin de le lire, procédure faite en utilisant la méthode par lequel est prévu qu'il soit lu.

Mais il existe un faux-ami :

Décrypter
action qui consiste à tenter de décoder un message chiffré, sans en avoir la clé de lecture. En général, on tente un décryptage par intuition (en essayant de trouver les motifs répétitifs, les lettres les plus fréquentes, ou les mots, ce que l'on appelle une attaque par dictionnaire) ou on peut décrypter par force brute (qui consiste à essayer bourrinement toutes les possibilités mathématiques jusqu'à trouver un message cohérent) et je passe d'autres méthodes de décryptage dont la violence mathématique m'oblige à ne pas en évoquer les détails gores…

Donc, déchiffrer implique chiffrer, décrypter implique chiffrer, mais crypter n'existe pas vraiment.
Donc si un ministre, un homme politique ou un expert autoproclamé vous parle de messagerie cryptée ou de terroristes qui cryptent les messages, sachez qu'ils n'y connaissent vraiment pas grand chose.

(NOTE : L'usage du terme crypter dans l'émission est donc ironique, et doit être compris comme dissimuler un texte en clair)

Histoire : Le chiffrement au Moyen-Âge

Le chiffrement est resté très longtemps une technologie destinée à un usage militaire. S'en servir en dehors d'un usage officiel de l'armée pouvait conduire à une accusation d'espionnage ou de complot contre l'État, en général sanctionnée jusqu'en 1981 d'une peine de mort.

Néanmoins, dès le Moyen-Âge, nous voyons poindre des usages civils du chiffrement, plus ou moins bien tolérés par les autorités.

Au XIIème siècle commence à apparaître le concept d'ambassade, celui où deux états sont dans des relations suffisamment pacifiées pour envisager une représentation officielle dans la capitale de l'autre, nantie d'un officier civil officiel représentant un état au sein d'un autre état. Et si les réceptions de l'Ambassadeur sont toujours un succès, c'est aussi parce qu'il peut émettre des messages vers son gouvernement. (blague)
Or, pour pouvoir converser avec sa capitale de rattachement en toute confidentialité, le personnel diplomatique se voit concéder une autorisation tacite du chiffrement. Aussi bien pour prendre des ordres que pour rapporter ce qu'il sait, mais surtout afin de régler les affaires administratives de nationaux en vadrouille. Après tout, l'information doit traverser au moins un pays dont les relations semblent correctes mais pas forcément très amicales avant de rejoindre la capitale de votre royaume.

Dans les faits, il se trouve que le chiffrement est utilisé illégalement mais quotidiennement par des civils.

Ainsi les alchimistes chiffrent leurs recueils de travaux avec des symboles ésotériques, gardant ainsi confidentielles leurs recherches sur la Pierre Philosophale. En plus, utiliser des symboles astrologiques permet d'y ajouter du mystère, donc d'y distiller de la magie et donc amplifier l'illusion d'un professionnalisme. D'une manière assez amusante, cet effet placebo est de nos jours enseigné en médecine. Si l'écriture de votre médecin semble difficilement lisible, sachez qu'il le fait parfois exprès afin de donner un caractère magique aux ordonnances. À moins que tout simplement, il écrive très mal.
Pour en revenir aux alchimistes, ceux-ci sont néanmoins peu souvent torturés par l'Inquisition afin qu'ils décodent leurs livres : Le roi a déjà fait financer par le trésor royal leurs recherches d'une somme conséquente ; couper la tête ou la main d'un alchimiste car il utilise une écriture chiffrée est une très mauvaise idée. Eh oui, il est peut être effectivement à deux doigts de trouver la formule qui transforme le plomb en or. Le tuer serait un non-sens complet en terme d'investissement, une vrai gabegie des finances publiques. Sans compter l'image désastreuse que vous donnez par ce geste à la recherche publique dans votre royaume…

Les luthiers eux aussi codent leurs livres de comptes. Un devis une fois chiffré, pardon, estimé est donc chiffré afin que tout espion ou perquisition ne dévoile pas la marge sûrement princière que se font les membres de cette corporation sur les commandes royales.
Là aussi, tuer les luthiers est une très mauvaise idée : vous donneriez un très mauvais signal aux artistes officiels. Et qui plus est, plus personne n'osera vous construire d'instrument sur mesure pour votre petit prince, ce qui veut dire que le petit morveux va vous casser les oreilles avec la flûte à bec au lieu de passer au clavecin bien tempéré.

L'interdiction de chiffrer les livres de comptes même pour les luthiers n'entrera réellement en application qu'au début du XXème siècle. D'ailleurs, le code secret des luthiers n'a été décodé formellement qu'à la fin 2016. Et justement, le décodage desdits livres permet non seulement de connaitre l'état des finances de ces artisans, mais aussi l'inventaire des instruments produits, les fournisseurs et donc les matières utilisées et quelques secrets de fabrications, ce qu'on n'avait reconstruit jusqu'ici que de manière empirique.

Mais outre les professionnels conventionnés que sont les alchimistes et les luthiers, il y a d'autres personnes qui entretiennent une correspondance chiffrée pour… des raisons de cœur. Aaaaah ! L'Amour… Mais pour ce qui est de tolérer une telle activité pour les amants infidèles, là, c'est une autre histoire.
Car oui, si vous avez le bonheur de tomber amoureux, mais que votre moitié de cœur est déjà engagé-e dans une union ou que il y a bisbilles entre vos familles, et bien, il vaut mieux envoyer des mots doux chiffrés plutôt qu'en vers ou en prose, deux états de mots doux qui deviennent vite très compliqués si vos messages de bourgeois gentilhomme tombent entre des mains indiscrètes.

Or, quand un couple officieux utilise le chiffrement pour sa correspondance, cela veut dire que les deux tourtereaux correspondants ont donc un niveau d'éducation loin d'être négligeable, bien au-dessus de la moyenne, et que donc un membre influent du royaume est sûrement cocu. Lequel personnage encorné, plutôt que défier dans un duel à l'épée toujours très hasardeux, préfèrera faire couper la tête du Don Juan en l'accusant de complot contre l'État, sortant le message chiffré comme preuve : intelligence avec l'ennemi, qu'on lui coupe la tête !
Eh oui, la sortie élégante à la fiole de ciguë, c'est plus du Shakespeare qu'autre chose ! Roméo avait plus de chance (ahem) de se retrouver torturé et écartelé en place publique, et Juliette emmurée vivante dans un obscure monastère.
Ajoutez qu'à l'époque, les courriers étaient souvent interceptés et lus par la police… l'inquisition postale, comme on l'appelait, montre que la parano des dirigeants politiques vis à vis de nos correspondances privées ne date pas d'hier.

Ainsi naquit : le métier de décrypteur

Devant la prolifération (toute relative) de la correspondance chiffrée et les multiples services de police ou d'inquisition qui s'en inquiètent, le Moyen-Âge voit poindre un nouveau métier très spécifique… La demande vient de clients prestigieux et très puissants comme le Roy, la Police Secrète, l'Inquisition, l'Église, la Noblesse ou de très riches marchands qui soupçonnent l'infidélité de leur femme…

Ainsi naquit le métier de décrypteur, celui qui décrypte les messages chiffrés.

Des petits jobs qui travaillent par l'occasion et qui n'avait que très peu de spécialistes. Tel le frère Guillaume de Baskerville dans « le Nom de la Rose », ils s'y sont mis, titillés par le mystère et ayant à la fois la curiosité et la connaissance des lettres.
Bien souvent confrontés à un simple code de substitution alphabétique manière code de César ou le carré de Polybe, ces artisans utilisent empiriquement les attaques par répartition statistique des lettres ou les attaques par dictionnaire. Si ce n'est une simple opération géométrique comme la bonne vieille scytale, le fameux baton de Plutarque.

Le travail des décrypteurs est bien loin des travaux de Champollion en terme de difficulté, mais face à eux, le code de César va connaitre plusieurs évolutions :

On a parfois de réelles innovations comme l'alphabet bilitaire de Francis Bacon, une évolution du carré de Polype qui encode chaque lettre en 5 symboles, usuellement notés A et B. Ces symboles étaient stéganographiés dans un message anodin, par exemple les lettres droites signifiaient un A et celles en italiques un B.
Aujourd'hui, on dirait 0 et 1 car Francis Bacon a inventé sans le savoir le premier jeu de caractères dans une représentation binaire. Une curiosité qui fut saluée par William et Elizebeth Friedman, un célèbre couple de cryptographes Américains qui y firent mention tout au long de leur vie, et même sur leur pierre tombale.

Mais revenons au Moyen-Âge :
Le labeur du casseur de code se fait manuellement, souvent en solitaire, et à côté d'une autre activité pécuniairement moins aléatoire. Car le résultat est loin d'être garanti face à ces améliorations : en l'absence de suffisament de documents chiffrés avec le code à casser, le chemin est d'autant plus difficile pour le décrypteur. Les outils mathématiques sont très souvent ignorés et de toutes façons encore simples, le calcul scientifique n'arrivera que plus tard, comme le calcul statistique.

Les méthodes sont encore frustres, les opérations de chiffrement/déchiffrement se font avec des outils simples : le parchemin, la plume d'oie et beaucoup de sueur au front. Et même en connaissant le code, les opérations restent très laborieuses si on n'a pas les moyens comme Henri II (de France) de se faire construire une superbe boîte à chiffrer, utilisant un mécanisme pour montrer les lettres substituantes. On reste sur de l'artisanal pur.

Les évolutions les plus importantes se feront dans le domaine militaire, diplomatique et l'espionnage, comme les règles à chiffrer, l'usage de clés jetables et l'usage d'infrastructures de communications publiques.

Au XXème siècle, des innovations radicales feront changer les pratiques.

Plantage : le télégraphe Chappe parlait deux fois

Avant la domestication de l'électricité, il existait une première forme de télégraphe, optique, créée par Claude Chappe. Le télégraphe Chappe était constitué d'un réseau de sémaphores, d'immenses tours perchées sur des points hauts, disposés à vue de leurs voisins immédiats. Ces sémaphores étaient surmontés d'une perche principale, appelé régulateur et deux bras articulés appelés indicateurs. En fonction des angles que prenaient les bras, il était possible d'encoder 92 symboles différents.

Le message était transmit de ville en ville en étant relayé par ces sémaphores ; la première ligne qui assurait les communications entre Paris et Lille, soit 200 km, utilisait une quinzaine de ces relais en 1791. Le réseau fut baptisé télégraphe Chappe, pas uniquement en référence à son inventeur Claude Chappe, mais aussi à son frère politicien Ignace, député à l'Assemblée Nationale qui a un peu poussé l'invention de son frère pour que l'État paie le prix fort de l'usage exclusif.
Comment ça, conflit d'intérêt ? Reconnaissez au moins que le système est très rapide !
La vitesse de transmission est stupéfiante : en 1794, Paris fut informé de la victoire sur les Autrichiens à Condé, dans le Nord, en moins d'une heure ! Même avec les chevaux les plus rapides, il aurait fallu au moins 6 heures pour transmettre l'information.

Très vite, le télégraphe Chappe fut utilisé pour la transmission d'ordres militaires, administratifs et de dépêches d'informations à destination des préfectures. Napoléon consolida le réseau et en fit un des outils principaux de gouvernance, renforçant le rôle central de Paris dans une politique jacobiniste. En 1824, Ignace Chappe voulait ouvrir son usage au domaine commercial, mais les milieux d'affaires n'étaient pas vraiment chaud et y opposèrent une certaine résistance. Eh oui, on avait déjà des grèves de diligences qui bloquaient les voies rapides…

À l'époque, il existait en France des bourses régionales où l'on pouvait spéculer sur les valeurs en journée, avant de subir une correction en fonction des échanges tenus au Palais Broignard à Paris.
Or, en Bourse, celui qui est informé le plus vite a un avantage et peut donc vendre ou acheter des valeurs en sachant la tendance qui sera annoncée dans quelques heures. Encore de nos jours, dans le trading, tout est dans la vitesse de transmission de l'information, mais il faudra en reparler une autre fois. Revenons au XIXème siècle.

François et Joseph Blanc, deux frères jumeaux spéculateurs de la place de Bordeaux, se sont spécialisés dans les bons du Trésor Public. Ils conviennent très vite qu'il faut connaitre avant leurs concurrents les cours de Paris afin d'assurer une position gagnante.
En fait, ils n'ont pas besoin de connaitre les cours dans le détail, mais uniquement la tendance soit haussière soit baissière du marché, et de le connaitre bien avant que commence à être transmit le bulletin officiel des cours de la Bourse, arrivant en général par calèche donc plus d'un jour après.

Si des collègues à eux utilisaient déjà la technologie du pigeon voyageur, notamment les Rotschild, celle-ci se montrait aléatoire et bien moins rapide que ce qu'avaient en tête les frères Blancs : la toute nouvelle ligne de télégraphe Chappe qui relie Bordeaux à Paris. Mais son usage reste exclusif à l'État. Pour y accéder, les deux frères vont corrompre un fonctionnaire manipulateur du télégraphe. Ce complice à Tours va glisser une coquille volontaire dans un message normal, n'importe lequel, coquille qu'il corrige aussitôt grâce à un symbole de contrôle de l'Alphabet Chappe signifiant efface le précédant caractère. Ouais, le bon vieux ⌫ Backspace !
Pendant ce temps, un ex-opérateur télégraphique à la retraite observait toute la journée à la longue-vue la tour de Bordeaux pour repérer l'anomalie, afin d'annoncer la tendance stéganographiée aux deux frangins. Les messages transmis ne sont pas altérés à la sortie du réseau Chappe, quelque soit l'opérateur qui transcrivait les messages reçus. Bref, c'est Blanc bonnet et bonnet Blanc…

Un simple caractère permet aux frères Blanc de gagner quelques heures sur les autres courtiers. Leur astuce fut mis en place en 1834, et passa inaperçue pendant deux ans, jusqu'à ce que Guibout, le complice tourangeau qui ajoutait les messages, tombe malade. L'homme expliqua la combine à un collègue dans l'espoir qui prenne la suite.

Plantage !

Son copain était un fonctionnaire honnête !
Scandale ! Procès ! Devant le tribunal, François et Joseph Blanc reconnurent à la barre que leur procédé était amoral ; mais comme tous leurs concurrents cherchaient eux aussi à avoir l'information de plus en plus vite, il était impossible de démontrer qu'ils commettaient un vrai tort envers les autres investisseurs.
L'agent public corrompu fut poursuivi, mais les deux frères Blanc furent relâchés et blanchis… faute de loi qui interdise à un particulier de recevoir des informations par le télégraphe. Un oubli réparé en 1837 avec la loi sur le monopole public des télécommunications.

Les frères Blanc firent carrière dans les jeux de cartes, ils changèrent d'échelle en créant un cercle de jeu dans une des galeries du Palais Royal, lequel sera fermée en 1838 avec la première loi qui réglementa les jeux de hasards.
Décidément !
Ils continuèrent néanmoins avec cette carte à l'étranger. Ainsi ils proposèrent à des petits états de redresser leurs finances en prélevant une taxe sur leurs maisons de jeux. C'est ainsi qu'ils montent des casinos à Luxembourg et Homburg avec la bénédiction des autorités locales.

Louis meurt en 1852, son frère François continue les affaires en solo.
Il établit le casino de Monaco sur un appel d'offre, urbanisa le quartier de Monte-Carlo et devint le premier président de la toute puissante Société des Bains de Mer. Mais l'histoire de la Principauté n'est pas principale.

Pendant ce temps, en France, le télégraphe électrique commença à être déployé en 1844, le télégraphe Chappe ne survécut qu'une dizaine d'années à sa concurrence.
(D'ailleurs, j'aimerais pas décevoir les édiles de Toulouse, mais la ligne Bordeaux-Toulouse n'a tenu que 10 ans, à transmettre ses infos à la vitesse du TGV.)

Quand à l'affaire des messages cachés dans le télégraphe Chappe, elle entrera dans la postérité quand Alexandre Dumas s'en inspira pour une des péripéties de son roman « Le Comte de Monte-Cristo ».

Plantage : La fréquence cryptée

Durant la décennie 1890, la télégraphie sans fil connait d'importantes avancées technologiques, mais sa mise au point demande des investissements très conséquents. La radio avait un avenir commercial auprès des entreprises, et notamment des armateurs de paquebots (coucou le Titanic !). Mais encore une fois, il était bien plus intéressant financièrement et fiscalement d'en vendre l'usage aux militaires.

Le chemin est quasi tracé : la télégraphie est entrée dans les mœurs des états-majors. Il devient vite important pour les armées de déployer le plus vite possible le câble du télégraphe sur les terrains d'opérations. Ainsi, durant la Guerre de Sécession de 1861 à 1865, l'armée Unioniste a constitué un régiment du génie, le Signal Corp, qui plante les poteaux et tire « Le fil qui chante » le long des chemins de fer.

Avec une portée de transmission annoncée de plusieurs milliers de kilomètres, la télégraphie sans fil annonçait un net gain pour les télécommunications militaires, surtout pour la Marine. Mais du coup, les communications pourraient aussi être captée en territoire ennemi, il faut donc en sécuriser la confidentialité.

Guglielmo Marconi crée à la fin des années 1890s un dispositif permettant de n'émettre que sur une longueur d'onde très précise, contrairement aux premières émissions radio à étincelles qui émettaient sur un très très large spectre et avec leurs émetteurs qui claquaient plus bruyamment que le tonnerre. En businessman, le physicien italien attend que ses brevets soient validés pour les commercialiser, mais cela ne l'empêcher pas de vanter son invention.

Marconi proclamait notamment qu'il était impossible d'intercepter et de remplacer un message, car les fréquences étaient trop difficiles à écouter. Et donc que sa radio était un média sécurisé et confidentiel.

En Février 1903, il s'épanche dans la presse anglaise, se vantant comme suit :

Je peux régler mes instruments de manière à ce qu'aucun autre instrument qui n'est pas exactement réglé de la même manière puisse écouter mes message.

La lecture publique en Juin 1903 à Londres par son partenaire John Ambrose Fleming devant la Royal Society devait en faire la brillante démonstration. À 500 km de là, Guglielmo Marconi se prépare à émettre un message convenu sur un émetteur de son invention. Du haut de ses 29 ans, il sait que cette démo publique va consolider sa réputation scientifique, mais aussi le crédit de ses entreprises qui ont justement besoin d'argent frais.

Mais alors que Fleming commence à parler à la foule, l'appareil récepteur à ses côtés se met à faire des tics tics, recevant un message en morse. Des personnes dans l'assistance montrent un certain malaise quand le message est décodé :

RATS RATS RATS RATS, There was a young fellow of Italy, who diddled the public quite prettily.
(Rats rats rats rats , un jeune homme italien a joliment roulé le public.)

Plantage !

La méthode d'envoyer publiquement des injures limites racistes était loin d'être la plus fine, mais elle a clairement démenti l'affirmation censée être démontrée ce soir-là.
Ce premier piratage radio, un hack avant l'heure, fut qualifié de holliganisme scientifique par Fleming, dans une interview au Times où il invita à dénoncer son auteur.
4 jours après, le prestigieux quotidien reçu une lettre revendiquant l'action.

Nevil Maskelyne revendiqua le piratage. Un illusionniste de 39 ans, artiste de music-hall certes, mais aussi scientifique amateur. Il fait partie d'une longue tradition d'illusionnistes qui attaquent les affabulateurs scientifiques et imposteurs pseudo-scientifiques. Pour le plaisir, je ne peux m'empêcher de citer :

Ben oui… Quoi de mieux comme expert en fraudes que des spécialistes de l'illusion et de le dissimulation ? Un challenge nettement plus passionnant que sortir une colombe d'une manche…

Maskelyne motiva son acte par les nombreux dépôts de brevets par Marconi, qui s'appropriait parfois les travaux de Heinrich Hertz et de Nicolas Tesla. C'est exact, mais dans les faits, l'illusioniste amateur de sciences physiques a été approché par la Eastern Telegraph Company, qui a tiré des cables sous-marins transcontinentaux jusqu'aux Indes. Un investissement conséquent et un monopole sur la messagerie instantanée, pardon, le télégraphe, mis en danger par les démonstrations de transmissions transatlantiques de Marconi en 1901.

Eastern Telegraph Company finança Nevil Maskelyne pour qu'il espionne Marconi, et démontrer d'éventuelles faiblesses dans ses inventions. Maskelyne errigea un mat antenne de 50 m, pas loin d'une des stations d'émissions de Marconi. Et comme il le dit dès 1902 dans la revue spécialisé The Electrician :

Le problème n'était pas d'intercepter ses messages, mais de gérer l'importante puissance radio-électrique reçue.

Car oui, un an avant, il avait déjà prouvé qu'on pouvait écouter les messages avec un récepteur sans sélecteur de fréquence, alors que la technologie des fréquences devait justement écarter les oreilles indiscrètes.

Ce soir-là, en montant la première station radio pirate, Maskelyne avait publiquement démontré qu'on pouvait aussi émettre à la place d'un émetteur de Marconi, sans pouvoir différencier la source. Ce n'est pas ce hacking qui va arrêter la radio, ni les entreprises du serial-startupper Marconi, mais le physicien italien a clairement survendu les capacités de son invention pour valoriser exagérément les brevets et obtenir un financement des militaires. Il est plus que probable qu'il clamait l'improbable en connaissance de cause, à savoir la confidentialité d'une fréquence radio dans une diffusion omnidirectionnelle. Et il semblerait que Guglielmo Marconi en soit tellement coutumier qu'un siècle plus tard, des spécialistes remettent en question sa supposée première transmission radio transatlantique en 1901.

Au final, dans cette cascade, seul l'ego du physicien italien fut blessé, ainsi que celui de Fleming, lequel s'épancha dans la presse pendant des semaines ; traitant l'acte de Maskelyne comme une insulte à la science. Maskelyne répondit poliment en lui suggérant de se concentrer sur les faits :

Je rappelle au Professeur Fleming que l'injure n'est pas un argument.

Écrit innocemment le drôle qui les avaient traités de rats.

Les militaires en tirèrent vite les conclusions qui s'imposaient après cette contre-démonstration : la radio est une infrastructure publique, où n'importe qui peut écouter ou émettre. Pour la confidentialité, il faudra ajouter une couche de chiffrement ; le cryptage par fréquence secrète a montré son échec…
À moins d'émettre que très rarement sur une fréquence, ce que font encore certains services secrets actuellement.

Les travaux de Marconi et de Fleming furent extrêmement utiles pour le développement de la radio, tout comme ceux d'Hertz, de Tesla et d'autres physiciens contemporains. Ils ont juste été survendus.

Quant aux câbles sous-marins… les diplomates Allemands passèrent à la radio quand les britanniques coupèrent délibérément leurs câbles sous-marins, permettant aux Renseignements britanniques de les mettre sur écoutes. C'était en 1914. Eh oui, déjà…

Météo du net : Le chiffrement à l'orée du XXème siècle

À l'orée du XXème siècle, le chiffrement commence à quitter le domaine exclusivement militaire.
Que cela soient les messageries papier, les signaux optiques, le télégraphe électrique, la téléphonie ou les ondes radio, les infrastructure sont civiles ou font intervenir trop de main d'œuvre pour être considérées comme confidentielles. La couche de chiffrement devient donc indispensable afin d'assurer le minimum de confidentialité. Mais la tâche reste manuelle, les machines sont trop lourdes pour être pratiques.

À côté des alphabets de codage de protocole comme l'alphabet des sémaphores, ceux du télégraphe Chappe et du Morse, on note un alphabet binaire, celui de Francis Bacon. S'il est déjà oublié, son principe va être ré-inventé ultérieurement.

La première grande guerre mondiale va aussi amener une grande confrontation industrielle et technologique, amenant les ingénieurs à réfléchir à de nouveaux outils tactiques et de nouvelles armes.
Elle se paiera en millions de morts.