Ce billet fait partie de la série des emoji dans l'Unicode et a été proposé comme sujet candidat à Sud-Web 2012 :
- Ces smilies chatoyants
- L'alphabet visuel des keitai
- Techniquement si séduisants
- Chacun à sa manière
- Leçons pour le webdesign
J'avais parlé de l'étonnante uniformité graphique et fonctionnelle de ces emoji entre les trois opérateurs mobiles Japonais. Pourtant, ces trois fournisseurs d'accès mobiles ont longtemps été strictement incompatibles entre eux. Un téléphone acheté chez KDDi n'avait aucune chance de fonctionner sur le réseau DoCoMo : les fréquences, les protocoles radio, les méthodes d'identifications, les API réseaux, les logiciels étaient strictement incompatibles entre les 3 opérateurs, jusqu'à la démocratisation de la 3G vers 2004. Et encore…
Quand les trois opérateurs commencèrent à intégrer un navigateur web mobile en 1999, lançant donc la mode des features phones propre à l'Empire du Keitai Levant, chacun créa sa norme totalement incompatible avec le voisin. Pour aggraver l'absence d'interopérabilité, chaque opérateur imposait de servir des pages mobiles avec un jeu de caractères (charset) totalement différent et incompatible de l'autre (JIS, ISO-2022, Shift-JIS, EUC et autres variantes…). Aller sur un site EZ-web avec un i-mode n'était même pas imaginable.
TL;DR ? OK, si tu me crois pas…
Bref, l'achat d'un téléphone était lié à l'opérateur. Avec une gamme foisonnante de modèles exclusifs à ce réseau, et de services eux-aussi exclusifs.
(comme ça manquait d'une illustration un peu positive vue la lourdeur du sujet, je vous ai mis la gamme Pantone™ officielle dispo via SoftBank, qui en plus mesure les radiations, ça devrait motiver les graphistes, heeeiiin…)
À la décharge de tout ce beau monde, l'Unicode n'avait pas encore de plan CJK stabilisé, donc la position des sinogrammes communs entre Chinois, Coréen et Japonais était extrêmement floue, peu propice à être gravée dans le silicium. Et à cette époque, dans l'embarqué, personne ne s'amusait à faire de la mise-à-jour logicielle d'une flottille complète.
Petit tour des trois opérateurs Nippons
Et vous verrez que ce n'est pas superflu pour comprendre quel sac de nœud cela a été d'intégrer les emoji dans l'unicode.
l'i-mode, par NTT DoCoMo
DoCoMo est la filiale mobile de l'opérateur historique NTT. Il a lancé le service web mobile i-mode en février 1999, introduisant le concept des feature-phone, téléphones intégrant un client e-mail et un client web propriétaire très simplifié, concept qui a été très rapidement repris par les autres opérateurs.
L'i-mode est un concept différent du tout XML à l'époque prônée par le WAP : on reprend le HTML et on en garde que ce dont on en a besoin pour un petit écran. D'où le nom cHTML, véhicule compact pour circulation peu fluide. Pour développer, n'importe quel navigateur web suffisait et les modifications minimes : avoir réduit la largeur de fenêtre, avoir appliqué un style pour la hauteur de police, avoir installé emoji.tte sur son ordinateur.
Un document avec une extension .tte est un fichier de définition supplémentaire de symboles qui complète toute police .ttf, un particularisme que je n'ai vu que dans le monde MS-Windows, et qui arrivait parfois à faire buguer des imprimantes, donc handle with care !
Le navigateur natif utilisé est NetFront, développé par Access Inc. À noter qu'il était disponible pour Linux jusqu'en 2006.
Le menu d'un feature-phone i-mode, capturé en 2006 par 5Myths.com
Notez les numéros de raccourcis accesskey pour les chapitres, et la première ligne, propre au téléphone, générés en emoji.
Point intéressant, et on va voir à quel point cela va encore compliquer les choses, DoCoMo va proposer sa norme aux autres opérateurs mobiles, via son i-mode Alliance. Bouygues Télécom proposera le service en France en Novembre 2002. Le contrat imposait aussi aux opérateurs franchisés d'appliquer le même type de marge (environ 13%) qu'au Japon, ce qui les changeaient des 50% pratiqués en wap.
Les trois principes de simplicité technique, d'uniformisation des UI et de reversement important vers les éditeurs de services ont permis une forte éclosion de sites mobiles comparés au wap. Cela a permis à de petits éditeurs de se lancer, chose qui était inimaginable en wap vu les difficultés techniques et les marges maigrichonnes. Malheureusement, le caractère à la fois de niche, l'exclusivité concédée à un seul opérateur par pays, certaines extensions propriétaires et la marge opérateur moins importante ont fait que la plupart des services hors-Japon se sont clos avant 2008.
En quoi l'i-mode pour gaijin est différent de la version native ? Tout simplement parce que les points d'appels des emoji, leurs index dans le jeu de caractères, sont différents entre le Japon et le reste du Monde.
La version originale n'avait été prévu que pour le marché Japonais, pour un jeu qui n'avait pas prévu les caractères accentués si appréciables dans nos langues de long-nez. Comme dit plus haut, ces emoji empiétaient dans ce qui allait devenir le plan CJK de l'Unicode, et de toutes façons, l'opérateur demandait d'utiliser un charset qui était plus prévu pour la langue Japonaise, ce qui en limitait l'exportation.
Deuxième effet Kiss Kool : les points d'appels démarqués des emoji entraînait une régionalisation des offres. Ce qui évitait de tenter les Japonais d'aller voir sur les sites étrangers. L'inverse était assuré par le fait que les mobiles exportés n'embarquaient pas de polices pour afficher kana et kanji Japonais.
Vous avez dit “DRM-isation” ?
Yahoo mobile ! (ex Vodafone Live!, ex J-Phone), par SoftBank
L'opérateur a changé plusieurs fois de nom : J-Phone, puis Vodafone KK après son rachat par Vodafone, puis SoftBank une fois re-repris par des investisseurs Nippons. Inutile de dire que ces changements à la fois d'actionnaire majoritaire, mais aussi de fins et de culture corporate ont fortement marqué l'opérateur et donc ses technos maisons.
Le logiciel de navigation embarqué semble avoir été développé en interne, et le nom J-Sky désigne à la fois le navigateur lui-même et l'écosystème des sites. Le langage employé, JHTML (J-Sky's HTML) est dérivé du XHTML. C'est donc un HTML avec un vocabulaire restreint, mais l'écriture stricte du XML ce qui demande un minimum de rigueur mais n'est pas insurmontable.
Les emoji étaient “balisés” par Ctrl+N et Ctrl+O. C'est une fonction standard de l'ASCII qui permet de jongler entre deux polices de caractères. Ceux qui ont fait de l'édition bilingue sur MS-DOS ou des pages semi-graphiques sur Minitel se souviendront avec émotion de cette bidouille. À noter qu'elle marchait aussi par e-mail (Le service e-mail mobile de cet opérateur est appelé sha-mail), mais que J-Phone a prévu par la suite dans son client embarqué l'appel via point unicode.
En 2001, les équipes de Vodafone s'intéressent fortement à la possibilité de créer un portail et un écosystème de service pour les différents opérateurs nationaux (Angleterre, Allemagne,…) ou leurs partenaires locaux (SFR pour la France). C'est ainsi que J-Phone est racheté par Vodafone en 2003, entraînant un rebranding de leur marque en Vodafone KK, et lançant le service Vodafone Live ! partiellement inspiré du J-Sky dans le reste du monde.
On peut noter que si J-Phone était nettement en pointe technologiquement, la période Vodafone lui a fait perdre de nombreux clients : Les décisions de conceptions d'interfaces et de services étaient menées par l'équipe Londonienne de Vodafone, qui réagissait avec un retard conséquent sur les attentes de la clientèle nippone et les offres des autres opérateurs nationaux. Une des plaintes les plus récurrentes était que l'interface de Vodafone Live! qui a remplacé l'environnement J-Phone était trop déconcertante pour les clients Japonais.
Le menu du portal captif Vodafone KK, capturé en 2004 par 3g.co.uk
Les Brits de Vodafone n'ont rien compris et ont fait supprimer les emoji accesskey (genre ), ils ont heureusement gardé ceux symbolisant les services.
Devant la catastrophe économique pour le groupe, et aussi une situation mondiale serrée, Vodafone a revendu à l'opérateur SoftBank ses activités mobiles au Japon, lesquelles ont été renommées SoftBank Mobile. L'opérateur était devenu entretemps le distributeur exclusif de l'iPhone au Japon mais n'arrivait pas à le faire décoller faute d'emoji.
EZ web par au/KDDi
KDDi (issu de la fusion d'opérateurs régionaux) commercialise ses offres mobiles sous la marque au. Oui, en minuscules, c'est pour ça que je l'ai mis en italiques. La signification est un subtil jeu de mots multiples à tiroir entre le Japonais et l'Anglais (en gros, l'idée de communauté, d'unité et d'accès), comme les Japonais en raffolent pour mieux vous perdre. Pour ne pas vous larguer dans la lecture, je noterais au/KDDi.
Les services web mobiles sont sous la marque EZweb (pour easy) et les e-mails sous la marque c-mail.
KDDi a créé son univers mobile captif lourdement sur le wap. Oui, ouïlle. Le navigateur référent a été OpenWave édité par la société homonyme. Un logiciel installé sur de nombreux téléphones wap en Europe, de sinistre mémoire pour les développeurs… Il faut dire que ce logiciel était aussi utilisé par les téléphones Motorola, Alcatel et Samsung pendant la première moitié de la décennie 2000, mais se montrait notoirement peu pratique : Interface brise-bonbons, lente, très lente, variations trop importantes de rendus parfois entre téléphones de la même gamme, application susceptible d'exploser en plein vol, devoir travailler avec était synonyme d'un long chemin parsemés d'embûches. Néanmoins, je ne peux juger de la version acclimatée au Japon par au/KDDi. La syntaxe étendue créée par l'opérateur s'appelle le HDML.
Le menu d'un feature-phone au, capturé en 2006 par 5Myths.com
Chaque ligne a son symbole numérique accesskey et une icône
Comme J-Phone, au/KDDi a très vite proposé une plage de caractère étendue pour ses emoji, afin qu'ils puissent être transmis par e-mail, et bien évidemment tous les points de chaque emoji est totalement différent par rapport aux deux concurrents.
Résumé des technos en place
Opérateur Maison mère |
Nom commercial web mobile |
Lancement commercial | Techno page web | Charset original | Appel emoji web | Plage unicode officieuse début |
Plage unicode officieuse fin |
---|---|---|---|---|---|---|---|
DoCoMo NTT |
i-mode i-mail |
février 1999 | cHTML | JIS, Shift_JIS | entitées XML, points unicode officieux |  | 聆 |
i-mode Alliance sous licence dans différents pays |
i-mode i-mail |
2002~2004 | cHTML | Windows-1252, ISO-Latin 15 | plan de caractères étendus |  |  |
SoftBank Mobile SoftBank |
J-Sky/Vodafone Live! sha-mail |
décembre 1999 | JHTML/XHTML | EUC-JP, ISO-2022-JP, Shift_JIS | page de caractère alternative |  |  |
au KDDi |
EZ web EZweb@mail |
novembre 1999 | WAP2 étendu "HDML" | Shift_JIS | balise HDML <img icon="numéro" /> balise XHTML <img Localsrc="numéro" /> |
 |  |
Notes : concernant le charset, l'unicode, principalement en UTF-8, a fait son apparition courant 2004. Plus d'infos sur cette excellente page.
Exemples d'appels d'emoji
Mettez-vous à la place d'une passerelle e-mail. Déjà, vous souffrez le martyre.
Maintenant, imaginez que vous devez créer un service mobile accessible pour les trois opérateurs... Bien souvent, des entreprises (et pas des moindres) faisaient l'impasse sur un opérateur.
opérateur | mode | touche 1 (<a accesskey="1"…) |
Thermes/Bains publics | Soleil | Happy smiley |
---|---|---|---|---|---|
i-mode DoCoMo | web (point unicode) | 驪 | 列 |  | 秊 |
i-mode Alliance | web (point unicode) |  |  |  |  |
j-sky | plage ascii alternative | 1B 24 46 3C 0F | 1B 24 45 43 0F | 1B 24 47 6A 0F | 1B 24 47 77 0F |
KDDi au | HDML | <IMG ICON=四角数字1> | <IMG ICON=温泉> | <IMG ICON=太陽> | <IMG ICON=顔1(うれしいカオ)> |
KDDi au | XHTML | <img localsrc="四角数字1" /> | <img localsrc="温泉" /> | <img localsrc="太陽" /> | <img localsrc="顔1(うれしいカオ)" /> |
KDDi au | e-mail Shift-JIS | EB FB | EB 95 | EB 60 | EB 49 |
KDDi au | point unicode |  |  |  |  |
(hurlez pas sur les trucs couleur rose bonbon, j'ai été assez gentil pour prendre ceux qui clignotent pas )
Oui, l'appel HDML est un peu bizarre, pour pas dire très peu orthodoxe pour du xml strict... sachant que chez KDDi-au, il y a 5 encodages, donc 5 points différents pour les envois par e-mail... ("EZmail" qu'ils disaient...)
Et là, vous vous demandez comment on a réussi à concilier tout ce beau monde pour unifier les emoji, les mettre aux mêmes points unicode… Je n'aurais qu'un mot : Négociations.
Ayant déjà conduit des négociations avec des entreprises Japonaises, je peux vous dire que la première vertu est la patience, la seconde, l'humilité afin de ne pas faire perdre la face à l'autre bout de la table. J'ose à peine imaginer toutes les difficultés du Unicode Consortium pour concilier les 3 opérateurs.
つづく , comme ils écrivent « à suivre »
Prochain épisode : Leçons pour le webdesign
Parce que oui, étonnement, même si vous n'avez que très peu de chances d'utiliser les emoji, ben y'a plein de choses à tirer de cette histoire.
À noter que ce dernier épisode ne devrait pas trop tarder, disons mardi prochain…? Ça tombe bien, je parlerai en live des emoji et des leçons à en tirer pour la conception d'interfaces web lors du prochain Apéro Web Toulouse. Ça sera chez nos amis d'Occi-tech. Nombre de places limitées, il faudra réserver.