Mon discours sera un peu long. Il n'est pas étayé de chiffres, mais si quelqu'un veut étayer mon hypothèse, je lui donne les éléments qui lui permettrait de faire l'analyse. Seule condition, il faut les logs serveurs d'un site qui a une audience significative.

Parlons de la publicité sur le web

C'est un fait, la publicité est devenue incontrôlable, au point que même l'IAB, l'association des publicitaires sur internet, reconnait que ces abus sont devenus dangereux pour leur secteur économique :

  • La publicité est devenue trop distractive entre les animations, les couleurs criardes, le son voire la vidéo. Apparaissant des fois en plein milieu du contenu alors qu'on déroule un article, elle donne plus envie de fuir que de persévérer ;
  • Elle a pris ses aises avec le support et se substitue au contenu du site, avec des encarts en pop-over, pop-under, des vidéos en pre-roll… ;
  • Les publicités sont extrêmement lourdes à charger et à jouer. On frise parfois le délire avec des spots vidéos en HD pas optimisées, des polices de caractères dépassant la dizaine de Mo, un contenu 600 fois plus lourd que le reste de la page, impactant la réactivité du navigateur, les performances de l'ordinateur et l'autonomie de la batterie. Une machine qui peut faire tourner un FPS sans sourciller devient brusquement un veau en allant lire un article d'un quotidien ;
  • Le javascript des encarts est souvent de mauvaise qualité et peut faire planter la page hôte ;
  • Elles sont très indiscrètes, profilant le plus possible le visiteur, souvent au mépris des lois Européennes. Pourquoi les quotidiens français veulent connaître ma position géographique ? Sans compter une multitude de trackers posés par des réseaux sociaux, des régies publicitaires et autres ;
  • Les publicités posées s'affichent souvent avec retard, entrainant le phénomène de reflow d'une page. Outre leur poids, certaines régies travaillent avec un système d'enchères sur l'audience acquise, dans le but de vendre au plus cher l'écran du visiteur en fonction des intérêts qu'il a manifestés. Résultat : une pénalisation de la lecture par le délai d'attente, créant un effet de clignotement/déplacement de la mise en page ;
  • Elles sont devenues un vecteur d'attaque très prisé pour les virus et autres logiciels malicieux, et même indirectement les autres utilisateurs du réseau ! Le malvertising joue sur le fait que des sites réputés servent du code extérieur sans aucun contrôle, et même les experts sécurités peuvent se retrouver vecteurs d'infection malgré eux

Il ne faut donc pas s'étonner de la part importante de personnes qui surfent sur internet avec un bloqueur de publicités, pas uniquement pour avoir un ordinateur plus réactif, ni pour protéger un minimum sa vie privée, mais carrément pour se protéger les logiciels malveillants !

Un exemple de taxe à la performance dû aux publicités et outils de tracking sur un article du journal Guardian, relevé par Paul Irish dans un article où il liste les éléments forçant un repaint

Et c'est ainsi que naquirent les filtreurs de pubs

Illustration : Christophe Andrieu

Sur internet, il ne suffit pas d'apposer un petit sticker Pas de pubs, merci sur sa boîte aux lettres… une page web part d'un document HTML, de là, votre navigateur va charger ses assets (images, style, scripts,…), et dans ces derniers sont présents les éléments publicitaires. Il faut donc trier pour pouvoir les retirer.

À noter que le choix de ne pas charger/afficher des pubs est légale en Europe, mais réprimandable aux États-Unis. C'est même une des bases du fameux procès Betamax qui avait opposé studios de productions et fabricants de magnétoscopes, qui furent ravivées 30 ans après avec TiVo, l'enregistreur numérique capable de sauter les pubs.

D'abord, il y eu les filtrages écrit à la main par des utilisateurs développeurs… Soit en définissant localement certains noms de domaines dans /etc/hosts, soit en injectant spécifiquement des règles dans les navigateurs.

Puis arrivèrent les premières extensions de navigateurs, afin de permettre à d'autres utilisateurs de profiter de la fonctionnalité.

Puis une industrie se construisit, avec les filtreurs de publicités qui en ont fait un business model, comme Ad Block Plus, et dont le comportement est clairement prédateur, avec un chantage d'extorsion envers les régies publicitaires et les annonceurs.

Mais maintenant, avec Firefox (et tout récemment Brave), des navigateurs précablent des fonctions de filtrage et le signal Do Not Track, le jeu change car il implique une décision par défaut d'utilisateurs d'un logiciel.

Or, justement, je veux faire le parallèle avec une autre tendance, qui me semble contemporaine : la perception de la chute d'audience des pages web vues via le navigateur Firefox.

Apple a sa culture insulaire et a oublié le web

Cette chute d'audience n'a pas été commentée pour Safari, alors qu'Apple a lui aussi largement favorisé le blocage des publicités.
Et pour cause : sur l'audience des ordinateurs purs, Safari n'a jamais dépassé les 10%. Par contre, dans le domaine des tablettes et des smartphones, Apple est dans une position de force, et donc Safari en monopole dans son écosystème. Car le fabricant Apple refuse totalement qu'un autre moteur de rendu que Safari puisse être installé sur les appareils de sa marque. Je rappelle que les apps Chrome pour iOS et Firefox pour iOS ne sont que des recarrossages du moteur de Safari, et qu'ils en ont les mêmes limitations techniques.

La position d'Apple est encore plus extrémiste que celle que s'autorisait Microsoft il y a 15 ans et qui lui a pourtant valut des procès pour abus de position dominante..

Et comme l'époque ou MSIE régnait sans partage, Safari est un navigateur indigent, une catastrophe : Il lui manque plein d'API du W3C, de fonctions javascript, de propriétés DOM ou SVG qui sont déjà implémentées dans Microsoft Edge. Un comble !

Apple a certes remis une équipe de développement sur son navigateur pour iOS9, mais le retard reste titanesque.
Mais est-ce que le constructeur est motivé à avoir un navigateur web dans les canons actuels ? Car la firme de Cupertino fait principalement sa marge via la vente d'applications natives sur son App Store. Avoir la possibilité de faire des applications à partir du navigateur web en single page application ou en progressive web app n'est absolument pas dans l'intérêt de la firme à la Pomme. Par une culture forte de la marque (et la qualité du matériel, il faut bien l'avouer), ses consommateurs sont bien peu enclins d'aller voir ailleurs. Il reste donc très difficile de faire une application web universelle qui puisse se comparer avec les applications natives.

D'un autre côté, sous prétexte de protection de ses usagers, Apple a autorisé les bloqueurs de publicité à être installés comme extension de Safari mobile. Ce qui fait réduire mécaniquement le nombre d'utilisateurs de Safari mobile dans les rapports d'audiences des sites. La situation n'est pas pour déplaire à Apple, puisqu'il entretient l'illusion que les utilisateurs préféreront toujours avoir une application native plutôt que passer par un navigateur web, et que Safari Mobile n'a strictement aucune concurrence face à qui se mesurer.
Alors que les statistiques montrent que les applications installées sont très vites boudées.

Et puis, la publicité dans les pages web, Apple avait tenté de s'y aventurer en rachetant plusieurs régisseurs d'encarts et en construisant iAd. Mais ils n'ont pu faire jeu égal avec un mastodonte qui regroupe réseau publicitaire, outils d'analyse de trafic, profilage et surtout un écosystème mobile concurrent.

En faisant rejeter la pub par ses afficionados, Apple attaque via le porte-monnaie le Maître de l'Univers Android…

L'écosystème global de Google

Source : shortblacktechie.com

Google édite un navigateur, Chrome.
Il a gagné la bataille des features, il a gagné la bataille de la vitesse avec son moteur javascript V8, il a gagné le cœur des développeurs avec son mode développeur F12. Puis Google a attiré les développeurs avec d'autres technologies, notamment AngularJS (même dépassé, l'attrait existe toujours), Dart (abandonné), Polymer (qui sert de polyfill aux web components mais avec moins de respect au standard que Bosonic les dernières fois que je les aient comparés) et Go (un langage principalement serveur)…

Personnellement, je n'ai absolument rien contre : Google est un acteur très important qui fait énormément de R&D, contribue énormément aux standards en respectant les règles, libère très souvent publiquement les sources et ses technologies web,… et moi même, je suis un grand fan de nombres d'entre elles.
Google est un des rares contributeurs du web à continuellement le faire avancer, tout comme la Mozilla Foundation.

Mais trop de développeurs oublient de tester leurs sites ailleurs que sur Chrome. Certains développeurs livrent encore des propriétés dans leur version expérimentales préfixées -webkit- sans avoir vérifié que celles-ci étaient retirées de Chrome depuis plus de 2 ans. Pire que tout, j'ai vu récemment un développeur essayer sa création sur Opera pour se donner une bonne conscience… sauf qu'Opera a abandonné son propre moteur et utilise le Blink qui motorise Chrome. Bref, un coup dans l'eau.

La plupart de ces développeurs tiers me sortent le fait que Chrome représente actuellement plus de 60% de la fréquentation de leurs sites, selon leurs chiffres d'audience.
Et, forcément, si leur site très riche en javascript se montre moins utilisable avec d'autres navigateurs, leur prophétie est auto-réalisatrice.

Mais reprenons les chiffres de fréquentation. Si Google Chrome a effectivement une place de leader, j'ai un doute : celui que Google Analytics sous-évalue les parts de marchés de Firefox.

Et étonnement, les deux font exactement le travail qui leur a été confié en toute bonne foi.

The mission

Par défaut, Firefox demande désormais que le trafic de son utilisateur ne soit plus pris en compte, entres autres via le signal Do Not Track, et dans les dernières versions via une bibliothèque qui bloque par défaut les trackers et les malwares en se basant sur la liste maintenue par uBlock Origin. D'ailleurs, en accédant aux paramètres des add-ons, c'est la deuxième suggestion proposée, après un thème graphique, et il démarre sans redémarrer l'application.

Google tente à l'inverse de tracer au mieux les usages de son navigateur, les liant au plus vite nativement avec les identités de ses utilisateurs. Avoir Chrome qui ne remonte pas par défaut son trafic vers Google Analytics est contre-productif pour Google, surtout que leur source principale de revenus est leur régie publicitaire. (Et je ne parle pas du fait qu'il n'est pas possible d'empêcher un tracker d'audience faire son travail dans une application native)

Voilà pourquoi j'en suis venu à la conclusion que la position dominante de Chrome dans le statistiques d'usage me semble un poil sur-évaluée, et Google n'est évidemment pas bien pressé de corriger les chiffres qui sont en sa faveur.

Bref, j'abandonne l'audience-turfing

J'ai (enfin) viré Google Analytics de mon blog.

Depuis plusieurs mois, voyant une certaine dissymétrie entre les visites de Firefox relevées dans mes logs apache et ce qu'il me rapporte, ses chiffres ne me semblaient plus assez exacts. Ils me rappelle le flou des chiffres de la Alexa Toolbar à ses hautes heures il y a une décennie, laquelle ne comptabilisait que le trafic des utilisateurs anglophones sous Windows...
Analyser quels sont les sujets qui intéressent le plus les gens qui viennent me lire, c'était grisant il y a 10 ans, mais comme je ne fais pas une activité commerciale de mon blog, il y a peu d'intérêt (sinon le bonus supposé d'indexation dans le moteur de recherche Google)

Alors certes, je gardais Google Analytics pour faire des démonstrations de traçage publicitaire aux Brown Bag Lunch vie privée et des cryptoparties,… Mais finalement, je faisais rarement ces démonstrations.

De plus, les rapports de Google Analytics sont de plus en plus encombrés par les spam-referrer, au point d'avoir des résultats de moins en moins précis.

Je déconne à peine : dans mes statistiques par langue de navigateur, j'ai 20% de pollution avec des entrées qui ne sont clairement pas au format IETF. Le tableau a été édité pour mieux voir les déchets.

Comment vérifier cette intuition

Sur cette idée que Firefox (et sûrement aussi Brave et Safari) sont sous-estimés par les outils d'analyse de trafic, j'ai regardé mes logs de serveur web, mais l'audience de mon site est beaucoup trop typé et anecdotique pour être une mesure concluante.

Si vous comptez vérifier de votre côté, sachez qu'il va falloir pas mal travailler dans le filtrage des données de vos logs :

  1. Il faudrait un site qui enregistre selon plusieurs outils de mesures (Piwik et Google Analytics), au moins 500 visites quotidiennes.
  2. Filtrez les IP des administrateurs (et donc la votre, on compte pas, c'est tricher)
  3. À partir des logs du serveur web, isoler les visites qui semblent réelles : les chargement de pages canoniques (donc écartez les miroirs, les repompeurs et les lecteurs de flux rss), accédées par le verbe GET, accompagnées du chargement d'assets statiques (CSS, js, webfonts, svg, images) et dynamiques (si vous chargez des éléments en asynchrone, par exemple lors de DOMContentLoaded).
  4. Écartez les user-agent qui annoncent clairement un bot ou un crawler (on ne sait jamais, si un vous a échappé).
  5. À partir du user-agent, comptabiliser chaque navigateur
  6. Et de là, vous aurez des métriques à comparer.

Si en termes de proportion, la différence est flagrante, vous saurez quoi penser des chiffres analytics.

Si j'avais des recommandations

Apple relance timidement le développement de Safari, qui reste le navigateur moderne le plus en retard. Il faut l'encourager dans cette voie en refaisant un procès pour abus de position dominante. Si vous êtes propriétaire de votre ordinateur, vous avez le droit d'installer n'importe quel logiciel. Et vous êtes bien propriétaire de votre smartphone, non ? Forcer Apple à accepter que ses clients puissent avoir le choix d'un autre navigateur web, indépendamment des moteurs de rendus vieillissants webkit. Qu'enfin nous puissions construire des web-apps complètes qui tournent aussi sur iPhone. Songez que Firefox sur Android est capable d'incrustation 3D sur une image de caméra.

Ensuite, La publicité est très utile pour les contenus gratuits, mais elle est devenue un vrai fléau. Il faut libérer de la dictature de la publicité certains sites, en s'y abonnant. Oui, reconnaissez la valeur de ce que vous utilisez gratuitement. Abonnez-vous à la Presse Libre pour mutualiser des abonnements (Ou laissez La Moustache vous hypnotiser), soutenez Wikipédia, et donnez aux projets open-source. Le navigateur Brave propose de filtrer les publicités, et en contrepartie de centraliser des abonnements. Si vous utilisez régulièrement un service, reconnaissez-en le prix. (et je ne dis pas ça pour mon compte Flattr : il n'a connu des versements que quatre mois).

Et enfin, n'utilisez pas le même navigateur que tout le monde. Sinon, nous allons revenir vers les mêmes travers que l'époque où MSIE avait gagné une guerre : une monoculture et la perte d'interopérabilité du web. Ça serait dommage.

Alors ? Stop ou encore ?

Soutenons le web que nous voulons.