L'été dernier, alors que nous bénéficions d'un soleil radieux digne de ce nom, j'ai eu l'honneur d'un échange avec Stéphane Soumier, l'hôte matutinal de BFM Business.
L'échange était parti d'un de ses twits qui argumentait pour la remise en cause de la Neutralité du Net. Ayant été surpris par une telle opinion d'un journaliste, pourtant très à l'écoute des starts-ups, j'ai répliqué par un billet. À ma grande surprise, parmi les nombreux commentaires, ledit matinalier est venu défendre longuement sa position.
Premières conclusions :
- Oui, des fois, il s'en passe des choses en été ;
- Oui, les commentaires de blogs ne sont pas morts ;
- Oui, interpeller sur son blog fait avancer le schumu… le… schmilblick !
Comme je l'ai expliqué moult fois sur une estrade devant mes pairs, aucune bataille n'est gagnée auprès des politiques. Il faut régulièrement faire le point et rester vigilant pour qu'internet ne devienne pas qu'un vulgaire catalogue marchand.
Alors un an après, où en sommes nous ?
TL;DR ? → C'est pas fini
Le jeu du silo menteur
Si je me réveillais de 10 ans de comas. Je me demanderai pourquoi internet s'appelle Facebook. #10ansdecomas
— Davy Mourier (@davymourier) August 23, 2014
Apple et Google sont les rois de l'intégration matériel/OS/logiciel/services. Des silos verticaux où Microsoft, Facebook et Amazon tentent de s'inviter. Seul FirefoxOS joue au trouble-fête en refusant de monétiser les données de ses utilisateurs.
Apple | Microsoft | ||
---|---|---|---|
Stores | app Store | Google Play | Windows app store |
Logiciels en cloud | iCloud | Google, Gmail, Google Drive | Bing, Live, Office live |
OS | iOS | Android | Windows |
Matériel | iPhone, iPad | Motorola, LG, Samsung | Nokia |
La censure est de plus en plus présente sur ces appareils — défectueux par défaut — et places de marchés applicatives. On y retrouve la bêtise d'une régionalisation et des DRM mais surtout l'application d'une morale
qui n'est pas forcément dans la culture du pays des utilisateurs. Nous observons des dérapages comme l'interdiction de photos de nus artistiques ou encore une sévère restriction au droit à la parodie et à la critique. La segmentation du web est toujours forte, et l'application d'une police des mœurs par des géants du silo fait fi des libertés différentes existants dans d'autres pays.
L'internet qui ouvrait l'esprit risque la morcélisation des idées et la globalisation des caviardages pudibonds.
La dernière tentative très troublante fut une expérience
qui manipulait votre flux Facebook à votre insu, ce qui en modifiait l'humeur des utilisateurs. Un test grandeur nature
qui n'a pas été menée éthiquement, et qui ternit encore plus la moralité de Facebook, même s'ils n'en ont jamais fait preuve. De là à ce qu'un État demande de modifier toute communication, même privée pour faire du contrôle de foule
, nous sommes dangereusement proche du dystopien « 1984 ».
Cloud souverain™
"Cloud Souverain" ... est une marque déposée par SFR (source: http://t.co/d6nJQUyeQQ ) pic.twitter.com/eK3mDTS9Ru
— newsoft (@newsoft) August 28, 2014
La critique de ces silos vire immanquablement à la même rengaine : la Neutralité du Net ne profite qu'aux géants américains, qui furent des petites startups innovantes, et pas issues des géants séculaires de notre CAC 40 national. Bref, les politiques croient que détruire la Neutralité du Net est le remède contre le chômage — la très grosse blague — puisque Twitter et Facebook seront forcément remplacés par des équivalents nationaux.
Oui, discutez avec certains conseillers de nos partis politiques et vous découvrirez qu'ils admirent le Chinois Weibo ; ils rêvent de french clones sanctuarisés par un Grand Pare-Feu National et qu'on peut directement menacer en cas de supposées diffamations
ou même obliger à filtrer avant tout message concernant Jean-Vincent Placé, Aurélie Filippetti ou Jean-François Copé.
Je voulais vérifier la censure sur yandex, moteur de recherche russe. Comparaison avec Baidu. Incroyable ! pic.twitter.com/NzZVKvahLj
— ticabri (@ticabri) August 26, 2014
La prochaine étape a pour prétexte la lutte contre le terrorisme, mais les vraies intentions sont toujours les mêmes : restreindre le droit d'expression, fausser la concurrence et s'assurer une rente quand on ira pantoufler dans le privé.
Bref, encore une bien curieuse idée de l'innovation, de l'export et de la démocratie dans la tête de nos élus. Absolument effrayant.
Pendant ce temps là, la deuxième offre de cloud souverain
très très lourdement subventionnée par l'État arrive sur le marché comme une redite de Quaero. Ce qui fait enrager non pas les gros amerloques, mais les entreprises françaises qui se sont créées sans subsides et qui sont en concurrence frontale. OVH, Ikoula et Gandi ont le malheur de ne pas avoir été engendré par le bon vouloir d'énarques d'une génération Alain Minc et demi de retard…
Et parlons des États-Unis, justement…
United States Of Lobbying
Journaliste tech californien nouvellement arrivé sur Toulouse, Chris O'Brien exprimait sa surprise sur les prix Français de l'ADSL et du mobile :
@dascritch @infestedgrunt my problem: it's all so much cheaper than US. :-) almost hard to believe!
— Chris O'Brien (@obrien) August 24, 2014
Il faut dire qu'aux US, les opérateurs internet et mobiles sont à la fois très verrouillés, en position de monopole et très chers pour un pays développé.
Ce sont ces mêmes opérateurs qui ont lancé la vague actuelle d'attaque contre la Neutralité du Net, avec une finesse rare puisqu'ils la compare au… Marxisme ! Argument surprenant, mais Point Godwin souvent efficace à Washington.
La Federal Communications Commission (FCC), l'organisme de régulation Américain qui joue à la fois le rôle du CSA et l'ARCEP, a lancé une consultation sur cette remise en cause. Tom Wheeler, l'actuel patron de cette institution est ouvertement contre la Neutralité du Net, donc la messe semblait dite le gospel était chanté. Sa position est un secret de Pulcinella puisque son cv indique qu'il fut longuement lobbyiste pour les FAI Américains. Ceux-ci ne bénéficient pas spécialement d'une côte d'amour chez leurs clients : ils sont chers, d'une qualité exécrable, méprisent leurs clients et profitent de leur situation de monopole sur les marchés régionaux.
Leur argument contre la Neutralité du Net est qu'elle freine le business et la qualité de service. Une supposition aussi absurde qu'affirmer que la vaccination propage des maladies et incite à la toxicomanie.
Dans son son show décapant l'actualité, Jon Oliver (ancien chroniqueur du « Daily Show ») a fait un cours magistral absolument formidable, clair et à pleurer de rire devant le ridicule de la situation :
« Si vous devez passer une loi totalement inacceptable, rendez-là chiante comme la pluie. »
Précision qui n'est pas inutile, son diffuseur HBO fait partie du groupe Time Warner, qui détient justement l'un des plus gros FAI qui souhaitent faire de la facturation préférentielle
. Mine de rien, il nous donne une leçon de journalisme qui ne me fait pas rire, on devrait aussi s'intéresser à l'indépendance et la neutralité des médias.
Youtube, eat at SFR can
Nous avons en France une attaque par matraquage publicitaire :
SFR a axé sa campagne de pub pour ses forfaits RED sur la gratuité de Youtube. Non pas inclus, mais carrément offert.
La base de la campagne de pub est une attaque indirecte contre son concurrent Free, qui souffrit longtemps d'une connectivité exécrable avec le service d'hébergement vidéo de Google. Un conflit qui semble toujours couver entre le FAI préféré des geeks et le service cloud préféré des geeks.
SFR peut donc envisager de réduire l'accès à DailyMotion (détenue par son concurrent Orange) puisque l'offre Youtube est supposée bien meilleure.
En soit, je ne vais jamais sur Dailymotion, pas à cause de l'offre inférieure, mais de son player Flash qui est une horreur sans nom. Pourtant, si j'étais encore client chez SFR, je tiquerai fortement, car qu'est-ce qui empêche SFR, qui propose aussi Google Play sur sa box en option payante, de brider d'autres services comme Vimeo ? Imaginez…
Youtube : offert |
DailyMotion : 1€/mn de vidéo |
Vimeo : Accès 15€/mois puis 2€/mn |
Autre service vidéo : Sur devis, appelez le service clientèle |
N'oubliez jamais que le caping
et le profiling
peuvent brider une libre concurrence. Ils ne sont pas acceptables.
Filiales et barrières
Imaginons que Bouygues Telecom décide d'offrir toutes les vidéos de LCI (qui appartient au même groupe) dans les abonnements de ses clients.
Imaginons ensuite, sous le prétexte qu'une offre est déjà disponible par défaut, qu'il décide de DOUBLER sa facturation sur les visites des sites de iTélé (issu du même groupe que SFR) et de BFMTV. Là, nous n'avons plus seulement une distorsion commerciale, mais une réelle manipulation de l'opinion.
Tout le problème de l'abandon de la Neutralité du Net est là : En tant que client, nous avons une offre qui est bridée en fonction de l'intermédiaire. Ceci indépendamment des lois, au gré des accords commerciaux entre entreprises, et qui n'ont aucune obligation de publicité ou de transparence. Au contraire.
Je ne prends pas Bouygues Télécom comme exemple au hasard. J'ai quitté furibard cet opérateur quand j'étais indépendant, quand j'ai compris pourquoi mes démos plantaient chez mes prospects.
J'utilisais alors mon smartphone pour démontrer les capacités du backoffice de mon service dagence, développé en responsive web-design — ce jargon veut dire que je pouvais piloter mes sites avec un simple smartphone. Or, des actions Ajax plantaient et plantaient. Mes logs côté serveur ne voyaient que la moitié desdites requêtes défectueuses, mais sans aucune explication.
En fait, au bout d'une dizaine de requêtes XHR en POST, la passerelle de Bouygues Télécom interceptait ma requête et renvoyait une erreur « 404 Not found ». Donc, côté client Bouygues, mon site semblait défectueux, et côté datacenter, c'est le visiteur côté Bouygues qui faisait n'importe quoi.
Va tenter une intervention urgente sur tes serveurs avec un opérateur télécom qui te ment…
Bouygues Télécom me vendait un service bridé, 4 fois trop cher et m'a fait perdre des clients. SFR et Orange n'étaient guère mieux. Réflexion faite, quand j'ai écrit sur la révolution Free et surtout dans ma lettre de rupture, j'ai vraiment été trop gentil.
La trahison Wikipédia
L'une des attaques récentes les plus pernicieuses est partie d'un bon sentiment : Wikipedia Zero.
L'organisation derrière l'encyclopédie libre et collaborative souhaite avancer dans sa mission : apporter le savoir à portée de tous. C'est donc dans les pays développés, où internet est indigent et cher qu'il propose aux opérateurs de payer pour que son accès soit gratuit.
Wikimedia Foundation partait d'une réelle volonté de bien faire, dans son objectif d'éducation populaire. Pourtant, il crée une dangereuse dissymétrie et un précédent toxique. Seule la Wikipédia est accessible gratuitement. Or, je rappelle que sur la Wikipédia, toute information dans ses articles doit être croisée avec un lien externe [Ref. nécessaire].
Abandonnés, l'incitation au regard critique, la vérification d'une information. Ces partenariats avec des opérateurs mobiles vont inciter à une confiance aveugle envers une source librement éditable par n'importe qui : de l'homme politique profondément anti-avortement, au mouvement religieux qui réfute tout ce qui n'est pas dans ses croyances. Même si une modération existe, elle reste a posteriori. Imaginez-en la toxicité dans des pays en voie de développement, où le reste d'internet n'est pas accessible à des tarifs raisonnables. Imaginez que toutes les ONG traditionnelles vont devoir elles aussi payer. Que de très grandes compagnies qui ne sont des modèles de santé publiques vont payer pour asseoir leur propagande.
L'enjeu en devient encore plus important quand on se souvient des efforts de FirefoxOS, de Microsoft et d'Android pour connecter le prochain milliards d'êtres humains. Et surtout quand on se souvient du génocide rwandais, initié par Radio Milles Collines. En filtrant par le porte-feuille, nous n'offrirons qu'un nombre restreint de voix, et donc nous teintons très fortement internet.
Le mot trahison
n'est pas si fort que ça, j'espère juste qu'il ne se montrera pas prophétique.
« …Et c'est pas fini ! »
Vous avez bien compris qu'il ne faut vraiment pas baisser la garde, et qu'il faut bien relire entre les lignes. Un petit peu de prospective, imaginer le pire permet parfois de l'éviter.
Restez vigilants pour garder un vecteur de dialogue qui ne vous mente pas.