Le texte quasi intégral de ma conférence présentée à l'Agile Tour de Toulouse le Jeudi 16 Octobre 2014 à la Maison de la Recherche et de l'Innovation. Lien vers les slides, format reveal.js. Cette conf a été rejouée plus tard chez Air France et disponible en vidéo.

La conférence

Je vais vous parler de l'Agile qui sommeille en nous, celui que vous pratiquez probablement à votre insu.

Je vais me présenter en 30 secondes.
Je suis un veinard. J'ai eu une chance phénoménale : j'ai toujours pratiqué un travail par passion. Mon premier employeur fut la radio associative où j'étais bénévole, je fus en charge de former les nouveaux venus, de maintenir le matériel, j'étais régisseur de tout et de rien allant de dossiers avec les partenaires locaux à la maintenance de l'émetteur. Puis je suis devenu concepteur-rédacteur en publicité, j'ai participé au lancement des logos et sonneries de portables, j'ai été réalisateur en télévision interactive et gagmen pour des humoristes.
Le pied, quoi. sauf que cela n'a pas duré et en 2007, je me suis reconverti développeur web.

Alors que j'étais développeur indépendant depuis quelques années, je me disais que ce n'était pas possible. Je bossais avec plusieurs web-agency, des locales, des parisiennes, des européennes, en général bien établies de leurs dizaine d'années d'expériences. Et malgré tout je me retrouvais avec beaucoup de débordement dans les projets, de chiffrage impossible à prévoir et des objectifs flous. Et ceci malgré des cahiers des charges qui semblaient parfaitement carrés ou plutôt format A4, et dont l'impression valait son poids d'arbre mort.

Alors je me suis intéressé à l'agilité. En me planifiant avec un tableau kanban. Puis j'ai rencontré quelques entreprises s'y étaient mises. Le voir mis en pratique près de chez moi me confortait, surtout le concept d'avoir un produit viable plus tôt. Bien souvent, ces entreprises me disaient avoir adopté les méthodes agiles…

…mais attention, « pas tout, adaptées à leur sauce, plus dans leur culture, plus réaliste... »
Et je me suis demandé pourquoi les trois-quarts du temps, avec ces entreprises là, ben ça marchotait, mais pas totalement. En fait, c'est qu'elles (leurs équipes ou leur management) se fixaient sur certains outils au lieu de comprendre qu'ils faisaient partie d'un ensemble.

Pendant ce temps là, ces 20 années, j'ai continué à être animateur-réalisateur dans une radio associative. Et cela faisait la dixième année que je faisais une émission avec une équipe tous les samedis. Je faisais ça pour le plaisir, mais surtout pour avoir la satisfaction de réaliser un produit fini toutes les semaines. Et un soir, une amie m'annonce fièrement « j'ai déménagé au dessus de ton bureau du samedi ! ». D'abord l'incompréhension, ensuite être flatté puis d'un coup, je me suis dit…

« Eh mais... tu n'utilises pas de méthodologie spécifique (scrum, kanban), tu n'as ni manifeste (ah si), ni rôles (PO, SM), ni définition du fini, ni les rites (planning poker, daily scrum)... Et pourtant, la manière dont tu gères ton loisir n'est pas loin d'une organisation agile. Donc, ce qui fait que les méthodes agiles fonctionnent, ce sont leur philosophies instinctives. »
Et en fait, bien souvent, pas mal de Français les pratiquent sans même s'en rendre compte.

Je veux parler du monde associatif.
En France, nous avons un cadre, la loi 1901 sur les associations, qui organise les sociétés non lucratives depuis plus d'un siècle. À l'origine, c'était en plein débats houleux sur la séparation de l'Église et de l'État, et cette loi devait encadrer les congrégations religieuses. Et de loi punitive, elle s'en est trouvé très pratique pour les fanfares et les clubs de village… Actuellement, il y a plus d'un million de ces associations déclarées et un tiers de la population adulte française fait partie d'au moins une d'entre elles.
Des associations loi 1901, il en existe un certain nombre de catégories : Celles de service public (comme le furent l'ANPE et les Assedics), les associations de défense (riverains, victimes,…), les associations de consommateurs…
Tiens, j'aimerais savoir... qui ici fait partie d'une association sportive ? d'une association culturelle ? d'une association caritative ?
On va déjà écarter les associations qui emploient des salariés trop présents et avec un pouvoir de décision sur les bénévoles pour ne garder que celles qui reposent sur leurs adhérents, c'est à dire celles qui n'existent que par le temps libre des bénévoles.

Par exemple, un club de théâtre.
Si vous faites partie d'un club de théâtre, bien souvent, il manque des postes. Toutes les troupes sont surtout constitués d'acteurs, mais n'ont pas un costumier, un ingénieur du son ou un éclairagiste attitré.
Si je prends une association de secourisme (en montagne ou en mer), c'est l'occasion pour des amateurs éclairés et des professionnels de travailler dans un contexte d'équipe et d'urgence.

Rappelez-vous aussi que de grands événements qui parlent de nos professions comme l'Agile Tour, Sud Web, Paris Web ou le Capitole du Libre sont construits par des confrères en plus de leur temps de travail, et demandant des capacités qui ne sont pas forcément de leur ressort professionnel. Avec courage, ces organisateurs sortent de leur zone de confort, de ce qu'ils savent faire dans leur travail, dans leur bureau.
Il y a donc une volonté de monter en compétence, et aussi de pouvoir à tout moment pallier à l'absence d'un membre de l'équipe.

On reste sur des principes de base :

  • L'implication
  • Le besoin de progresser
  • D'avoir un but à poursuivre par petites étapes
  • De résoudre avec les moyens du bord
  • D'auto-organisation
  • De motiver toute l'équipe
Oui, car la plus grande difficulté dans une association est de motiver des bénévoles. Évidemment, un bénévole n'est pas exactement la même personnalité qu'un salarié : il s'engage pour d'autres raisons que purement pécuniaires et il n'a aucune obligation de s'engager un certain nombre d'heures par semaine. Ce qui fait qu'une association vit, c'est le bon vouloir de ces personnes qui après leurs heures de travail, sacrifient leur temps libre et familial pour venir régulièrement et qui mettent en commun leur savoir-faire.

En entreprise, un employé démotivé n'aura pas envie de fournir un travail de qualité ou d'aider son employeur à progresser. En association, un bénévole démotivé abandonne et ne vient plus. Et quand on démotive un certain nombre de bénévoles, on obtient un désagrégation très rapide.
Motiver un bénévole signifie qu'on ne peut pas être dirigiste. Si le temps libre devient aussi contraignant qu'un travail avec un chef qui vous aboie des ordres, ce n'est pas la peine, dans un mois il n'y aura plus personne. Plus personne veut dire association morte.

Je vais reprendre comme exemple ce que j'ai vécu : l'émission de radio que nous avions produite à trois tous les samedis pendant 10 années, soit 390 émissions. Nous parlions principalement de BD, de romans, de films, de séries TV,… Notre programme s'appelait Le Supplément Week-End. Il y avait Dusport, Ultimatom et moi-même, des animateurs occasionnels et parfois des invités.
L'association qui diffuse notre programme est Radio <FMR>.

Le générique de la saison 6, mis en images par Thomas Berthelon

Radio <FMR> dispose d'une fréquence qui nous a été confiée par concession par le CSA. Là où un équipement sportif pourra être confié à une association sportive ou un local municipal à une troupe de théâtre, nous avons pour objet l'usage d'une fréquence radiophonique, qui est une ressource publique. À côté de nous sur le tuner, vous trouverez des radios publiques, des radios commerciales et d'autres radios associatives (il en existe environ 500 en France). Il existe des radios associatives à but culturel (religieusen, communautaire ou linguistique) ou de désenclavement rural. Notre but à Radio <FMR> est la découverte artistique et la mise en valeur des cultures urbaines. Il y a une règle d'or que nous avons choisi : pas de publicités. Ce qui veut dire que la radio survit surtout grâce à de maigres subventions et parfois la vente de t-shirts.

Radio <FMR> a été fondée en 1981 par des artistes plasticiens punks situationnistes. Ils avaient commencé au-dessus d'un bar, avaient installé du matériel (une mixette, une platine disque, un micro, un casque et un petit émetteur FM) et laissaient qui le voulaient faire une émission. On met à disposition de l'équipement et on voit ce qui arrive. Bilan du premier mois : 3 cambriolages.
De cette époque, Radio <FMR> a gardé une marque de fabrique très spécifique : c'est une des rares grandes radios associatives dont les animateurs sont maîtres de leur programme, sans une rédaction en chef au-dessus qui va regarder avant diffusion leurs sujets ou leurs programmations musicales.
Il y a néanmoins un comité antenne qui surveille les dérapages qui peuvent être aussi bien au micro que dans l'usage du matériel et des locaux. Mais il n'y a rien de directif, on fait toujours appel au bon sens commun et à ce jour nous n'avons jamais eu de problème via le CSA.

La fiche de projet d'émission, dans le design refait en 1997 par votre serviteur et toujours utilisé

L'émission que nous avions commise ces dix dernières années, Le Supplément Week-End, avait un rythme de diffusion : une fois par semaine, nous étions à l'antenne, pour environ deux heures.
Des différents rythmes que je connaisse et que j'ai pratiqué (quotidien, bi-hebdo, bi-mensuel, mensuel, bimestriel…) le rythme hebdomadaire m'a semblé être le plus naturel à gérer. Et effectivement, la plupart des activités bénévoles qui fonctionnent le mieux se font à une fréquence hebdomadaire. Donc je ne suis pas surpris que les rythmes de production agile qui marchent le mieux le soient par multiples de semaines.

5 micros côté plateau et un côté régie
Ensuite, la taille de notre équipe : nous étions 3, et rarement plus de 5 animateurs à l'antenne. D'ailleurs, même les studios des très grandes radios nationales comportent très rarement plus de 6 micros sur leur plateau. Parce qu'en radio, ouvrir plus de 6 micros à la fois à des interlocuteurs passionnés mène très très vite à une cacophonie incontrôlable et ingérable.
Avoir plus de 6 interlocuteurs qui se répondent, se coupent, se répliquent, entraîne très très vite de perdre le fil principal de la discussion, à moins qu'un modérateur hors-pair arrive à raccrocher tout ça.
Et comme j'ai rarement vu des équipes agiles à plus de 7 personnes, je pense que nous avons là instinctivement une bonne raison.

Le conducteur de la dernière émission
Dans l'équipe de l'émission, tout passait par la confiance. On savait par avance ce que chacun allait apporter comme type de sujet et le temps qu'il allait mettre. Mais attention : le sommaire complet, il n'était pas rare de ne le savoir que moins de deux heures avant le direct. Mais on faisait confiance aux autres pour apporter du contenu.

Du coup, on a beaucoup moins de scrupules à prendre des initiatives et à expérimenter, tant que les autres étaient ok pour essayer et tant qu'il y avait quelque chose de compréhensible à apporter à nos auditeurs.

Et si jamais il fallait passer par une participation de l'équipe, les décisions collégiales ont toujours mieux fonctionné que celles prises unilatéralement, ou si l'un d'entre nous mettait les autres devant le fait accompli.

Un exemple : ce t-shirt daté de 1998. On a simplement scotché un papier dans le studio, avec une silhouette du t-shirt et marqué « imaginez notre t-shirt ». 15 jours plus tard, malgré les 200 bénévoles qui y passaient, on est arrivé à un design cohérent de bouteille de produit chimique. Et sincèrement, je m'attendais à bien plus de ratures que ça, des grafs ou des dessins obscènes…

Il y a un peu ce petit côté compromission : si toute une équipe est impliquée, le résultat (réussite ou échec) est beaucoup mieux partagé.

Si jamais nous nous retrouvions en difficulté, dans l'impossibilité de produire en direct l'émission, ben il ne se passait rien. On loupe alors la livraison et donc le samedi midi, la radio diffuse de la musique plutôt qu'un talk-show, et j'avais rien à mettre sur le podcast. C'est pas trop grave, mais terriblement frustrant pour nos auditeurs habitués.

L'émission elle-même, c'était la démonstration de ce que nous avions produit. Sur lequel nous devions régulièrement improviser, soit pour palier à un manque de contenu, soit (et c'était le plus fréquent) à cause d'un changement dicté par l'actualité.
Et après notre direct, en général, on allait déjeuner ensemble. C'était notre débrief. À la fois la célébration de ce que nous avions réussi, parfois pointant les éléments qui n'étaient pas au mieux et la planification de l'émission du samedi suivant.

Le courrier des audilecteurs du Supplément Week-End Alors certes, nous avions l'équivalent d'un product owner, de ceux qui représentaient les auditeurs : Nous mêmes. Ce que nous voulions écouter dans le poste, et alimenté par les retours que nous avions des gens qui nous écrivaient et venaient nous voir. De fait, nous étions tous product owner.

Il nous arrivait des fois de ne pas avoir le temps de caser un sujet de plus. Ou alors, de passer tellement de temps sur un sujet (genre bio d'un acteur de soap hollandais) que nous nous retrouvions trop court pour les suivants. Plutôt que le survoler, et bien on le remettait à l'émission du samedi suivant. Un sujet est une user story, une émission, un sprint, ben oui, encore une fois, l'analogie fonctionne.

Et nous avions aussi des releases régulières : des festivals que nous couvrions, parfois sur place en direct. Le festival de la Bande-Dessinée à Angoulême (janvier), le THSF (mai), Le Toulouse Game Show (novembre et avril), le Capitole Du Libre (novembre), le festival Extrême Cinéma à la Cinémathèque de Toulouse (novembre),… Oui, nous avions des mois de novembre très compliqués.

Un studio mobile monté pour le Festival d'Angoulême

Ce qui veut dire préparer ces programmes spéciaux. Donc prévoir à l'avance les moyens techniques, s'assurer de la logistique sur place et celles mises à disposition par notre radio. Et si la technologie rend encore plus facile de faire un direct en extérieur qu'il y a vingt ans, il y avait néanmoins une logistique conséquente à préparer : aurons-nous assez de tables et de chaises, faut-il quelqu'un pour assurer la sécurité, la liaison internet sera-t-elle stable, y'a-t-il un proxy à la con,....
Et tout passait par un partage des tâches, l'important étant la fonction, pas la hiérarchie.

Tout ne se fait pas sans heurts. Il y avait des désaccords sur la structure de l'émission, mais toujours hors micro. C'est normal, et d'autant plus que pour faire de la radio, il faut un ego déjà développé. Alors quand 2 des co-producteurs sur 3 ont travaillé pour la télévision, là on peut parler de melon. Mais cela arrive aussi entre spécialistes techniques.

Finalement, cet été, j'ai laissé l'émission à mon équipe. Il y avait l'envie de couvrir d'autres sujets pour eux et pour moi. Eux sur le sport et les jeux vidéos, moi sur les gens qui sont derrière notre culture numérique. Enfin pour moi, je voulais surtout récupérer mes samedis. J'ai quitté un concept que j'avais initié mais construit avec eux, et mes amis Ultimatom et Dusport ont pris la suite, avec plus de thèmes et en accueillant des petits nouveaux pour renouveler l'équipe bénévole.
Mais il y a une chose dont je suis sûr et que je ne leur ai dit que tout récemment : ils sont encore très proches de cette auto-organisation, du rapport de confiance et de la progression à petits pas. Chaque semaine, on avance, on progresse, on évolue et on prend plaisir.

Bref, mes amis qui font Cross-Over sur Radio <FMR> le samedi à midi sont agilistes sans en connaître les outils, mais ils le font instinctivement. Et c'est sûrement la meilleure méthode d'acceptation qui soit.

Si vous devez convaincre votre hiérarchie, votre équipe, vos clients, vos fournisseurs des méthodes agiles, pensez que statistiquement, parmi vos interlocuteurs, il y en a forcément un en face de vous qui sache ce qu'est que de donner des cours de soutien scolaire, d'être dans une équipe de sport collective, d'être impliqué dans un projet culturel...
Et que finalement, tel Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, certains ont probablement une expérience agile, sans avoir su le nommer.

Bonus

Crédits

Merci à tous ceux qui continuent à faire vivre les radios associatives, à ceux qui nous ont aidés, accueilli, accepté de venir voire d'être interviewé dans notre émission.

Cette présentation en mode pecha-kucha n'aurait pu être animée sans les vidéos de Thomas Berthelon. Cameramen : Raphaël "Solarus" Durand et Frédéric Etcheverry (CS Vidéo).

Crédits photos additionnels : La Dépêche, Brice Favre, Niklas Bildhauer, LeanKit, Le Figaro/LCL, Kinounk, RyAwesome (flickr), Luis Pepunto, Enflammee.net

texte Creative Commons NC SA BY Dascritch.